Retour vers le futur dans l'URSS balte
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Christophe DennaudSituées en Estonie, Lettonie et Lituanie, les villes de Sillamäe, Visaginas et Zeltiņi sont l'emblème de l'histoire soviétique des républiques baltes. Des lieux où futur et passé fusionnent autour d'une écriture de l'espace public hors du temps. Après les avoir sillonnées, le collectif Volna Mare nous livre leur regard.
Le socialisme était l'avenir, les peuples étaient tous frères et le complexe militaro-industriel l'axe sur lequel devait se fonder le dépassement du capitalisme. Ces dogmes de l'idéologie soviétique étaient destinés à façonner radicalement l'histoire et la géographie de l'immense territoire que formaient les quinze républiques socialistes soviétiques par l'édification de puissantes centrales, d'imposantes bases militaires et d'impénétrables « villes fermées ». Les républiques de l'URSS devaient travailler ensemble, faire converger leurs énergies vers la défense commune du prolétariat contre les griffes d'un impérialisme américain constamment aux aguets.
Maintenant que le communisme appartient au passé, ces forteresses sont comme des cicatrices laissées par l'« occupant », appellation qui désignait les Soviétiques dans les états libérés du joug de Moscou au début des années 1990. Si le béton de leurs murs est mis à l'honneur sur des cartes postales vintage pour la plus grande joie des touristes, pour ceux qui sont restés vivre dans ces petites villes à la gloire passée, les vestiges du communisme ont une saveur bien plus amère.
Ces villes, entièrement créées ou transformées pour la prospérité de l'URSS, ont traversé une crise identitaire irréversible suite à la chute du mur de Berlin, et lutté pour exister en tant qu'états indépendants mais plus petits, plus fragiles et paradoxalement plus dépendants. Une douloureuse contradiction qu'on connu l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie, trois anciennes républiques soviétiques qui regorgent de sites abandonnés, souvent habités par une minorité de russes non négligeable de nationalité et de langue russes.
Sillamäe, Estonie
Sillamäe, au nord de l'Estonie, se fait connaître dès la fin du XIXème siècle, en pleine période tsariste, comme lieu de villégiature pour touristes aisés. Sa position idéale, sur le golfe de Finlande, le bras de mer oriental de la Baltique, en fait une destination très prisée par la « haute société » de Saint-Pétersbourg. Le poète symboliste russe Constantin Balmont, le compositeur Piotr Ilitch Tchaïkovski, le physiologiste Ivan Pavlov (à qui l'on doit la célèbre expérience) y ont par notamment séjourné. Un essor qui en dure pas, puisque le mythe de la petite station thermale tranquille pour aristocrates russes s'effondre dans les années 1920.
Dans son sous-sol, on découvre d'importants gisements naturels de gaz de schiste, un substitut au pétrole. Les compagnies industrielles suédoises débarquent. Dotées d'une technologie impensable pour les Estoniens, elles parviennent à extraire jusqu'à 500 tonnes de schistes bitumineux par jour. On construit alors un port, qui deviendra un hub maritime pour la circulation sur la mer Baltique.
Mais l'Histoire offre à la ville un second rebondissement, bien plus tragique que le premier. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, la ville est occupée par les nazis. Impatients d'exploiter les richesses minières de la région, ils ouvrent des camps de concentration où les prisonniers sont soumis à des rythmes de travail de plus en plus insoutenables au fur et à mesure que le conflit s'intensifie.
En 1944 Sillamäe est sur la ligne Tannenberg, où se consume une des plus âpres batailles entre Soviétiques et nazis qui cause des dizaines de milliers de morts. Les affrontements et les sabotages des Allemands détruisent presque entièrement l'élégant village estonien. À la fin de la guerre, les Soviétiques reconstruisent les sites d'extraction et décident de faire de Sillamäe un centre d'excellence pour l'extraction et le traitement de l'uranium, sans se soucier des conséquences environnementales dévastatrices, étant donné la proximité de la mer. À partir de 1947, Sillamäe change de nom et devient « Narva 10 », une ville fermée qui approvisionnera en uranium enrichi les industries disséminées sur le fief soviétique jusqu'en 1991.
Aujourd'hui la ville de Sillamäe semble encore traumatisée, figée.
Aujourd'hui la ville de Sillamäe semble traumatisée, figée. Les maisons, construites à la fin de l'époque stalinienne, conservent une certaine dignité stoïque avec leurs façades couleur crème. Une promenade récemment aménagée débouche sur la mer, elle semble imiter le célèbre escalier d'Odessa dans la scène culte du Cuirassé Potemkine. Ici, l'héritage soviétique est un mélange de chômage, d'émigration et de catastrophe environnementale. La privatisation de l'industrie extractive a entraîné une vague de licenciements. Les gens que l'on rencontre dans la rue, assis sur les bancs ou au marché, sont presque tous d'anciens ouvriers de la centrale nucléaire, originaires des régions les plus reculées de la Russie, à des milliers de kilomètres de ce bout de la Baltique. Rares sont ceux qui parlent estonien.
Samedi, c'est jour de fête dans le parc. Les adolescents, cigarette coincée sur l'oreille, se trémoussent au son de la house music américaine que le DJ diffuse. Certains sirotent des bières bon marché et les « anciens » observent la scène en silence comme s'ils étaient au cinéma. De l'autre côté de la ville, des garçons cherchent à impressionner les filles en plongeant depuis le pont au-dessus du fleuve qui longe la centrale nucléaire. Quand ils remontent à la surface, une flaque marron foncé se répand autour d'eux. Dans l'église orthodoxe, reconstruite en 1990 seulement, une fidèle voilée de blanc allume un cierge, dans un flamboiement d'icônes dorées qui renforce le manque de présence humaine à l'intérieur du lieu de culte. Le symbole de la ville, la statue d'un homme brandissant un atome, rappelle que l'uranium produit chez eux n'avait pas d'usage belliqueux. Ici, on est fier du titre de « Ville de l'atome de paix ». La nuit tombe, les jeunes sautent au rythme des notes de Skrillex et les rues se vident.
Visaginas, Lituanie
Contrairement à Sillamäe, l'actuelle ville de Visaginas n'a pas été transformée. Initialement appelée Sniečkus, du nom de l'ex-secrétaire du parti communiste lituanien, la ville en forme de papillon est située en plein coeur d'une forêt de conifères ne sera rebaptisée « Visaginas » qu'à l'indépendance de la Lituanie.
C'est à Ignalina que le gouvernement soviétique la conçoit comme une cité-dortoir destinée à accueillir les ingénieurs et les ouvriers spécialisés d'une des plus futuristes et puissantes centrales nucléaires de l'URSS. Sniečkus-Visaginas se veut être une prison dorée, une ville-modèle pour des technocrates bien payés qui proviennent des quatre coins de l'URSS. Le symbole de l'implantation est la grue, oiseau synonyme de vigilance, d'habileté et de prudence, des qualités nécessaires pour manipuler l'uranium, comme on l'apprendra tristement dix ans plus tard, quand surviendra un épisode qui révolutionnera l'histoire de Visaginas.
L'opposition entre les supermarchés flambant-neufs et les immeubles aussi imposants que vétustes en arrière-plan incarne toute la contradiction du lieu
Le 26 avril 1986 dans une localité reculée entre la Biélorussie et l' Ukraine, des techniciens effectuent des contrôles de routine sur le réacteur d'une centrale identique à celle de Visaginas. À cause d'une erreur humaine, les barres du circuit de refroidissement, composées d'hydrogène et de graphites incandescents, se retrouvent au contact de l'air. Un déflagration retentissante s'ensuit, brûle la centrale de Tchernobyl et tue 66 personnes sur le coup en contaminant par la suite une zone de plusieurs centaines de kilomètres carrés. Un nuage toxique s'élève dans les airs et franchit les frontières de l'URSS, révélant au monde entier la fragilité des sites nucléaires soviétiques.
Quand la Lituanie obtient son indépendance, les alliés occidentaux demandent sans tergiverser la fermeture du site de Visaginas. Les plaintes de la population locale, majoritairement composée du personnel technique russophone, seront vaines. Bruxelles désapprouve, et le dernier réacteur est définitivement éteint en 200. Entre-temps les habitants diminuent de moitié et la toute jeune ville de Visaginas se transforme en oasis en marge du reste du pays.
Dans une Lituanie de plus en plus tournée vers l'économie verte, les quelques spécialistes du nucléaire, incapables de s'exprimer dans la langue nationale, n'ont pas beaucoup de poids. Aujourd'hui, quand on se promène dans ce qui aurait dû devenir une ville idéale, l'opposition entre les supermarchés flambant-neufs et les immeubles aussi imposants que vétustes en arrière-plan, incarne toute la contradiction du lieu.
L’ostalgie, par ici, c'est dans les gènes
À Visaginas les habitants sont accueillants et s'arrêtent volontiers pour discuter. Ici, l'ostalgie (nostalgie du passé soviétique, ndlr.), c'est dans les gènes. La démolition de l'historique Hôtel Aukstaitija pour faire place à un magasin Lidl en février dernier, a révolté les habitants. À la question : « Que vous réserve l'avenir? », ils répondent tristement : « On va y arriver, on finira de construire la seconde aile du papillon ». Točka, une sorte de centre social qui court sur les quatre étages d'un des immeubles ternes donnant sur la place principale, tranche avec le côté ordonné de la ville. Alex, le fondateur, est catégorique : « Cette ville doit cesser de regretter son passé et le nucléaire. Trente ans se sont écoulés, nous sommes loin de Moscou maintenant. On recommence tout à zéro, dans l'art, dans le tourisme, avec l'Europe ». Le soleil se couche, des campings et des bungalows silencieux surgissent le long du lac où se reflète la ville du papillon.
Zeltiņi, Lettonie
Si Sillamäe et Visaginas sont pleinement entrés dans le troisième millénaire, cela n'a pas été le cas de Zeltiņi, à l'est de la Lettonie (dans la région du Latgale). Nous sommes en 1962 et l'URSS doit faire face à la plus grave crise diplomatique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la crise des missiles de Cuba. La Maison-Blanche et le Kremlin parviennent à éviter le pire, mais les Soviétiques demeurent inquiets. Ils doivent prendre des mesures d'urgence et augmenter leur force de dissuasion. Ils choisissent donc de construire une grande base de lancement de missiles au cœur de la forêt d'Aluksne. Zeltiņi abrite ainsi huit missiles de 22 mètres de long, capables de frapper dans un rayon de 2000 kilomètres, c'est-à-dire jusqu'à Amsterdam, Londres ou Paris. En plus des hangars, des rampes de lancement de missiles et tout un réseau de bunkers et de tunnels, on aménage des bâtiments pour le personnel permanent, qui doit impérativement être disponible 24 heures sur 24.
Si la troisième guerre mondiale éclate, une seconde de retard ne serait pas permise. Ces missiles ne seront toutefois jamais lancés et, avec la Guerre froide qui touche à sa fin, ils deviennent inutiles. En 1984, les plans de développement industriel n'ont plus cours dans la zone militarisée et la nature reprend ses droits.
Le temps, la nature et les pillages ont transformé la base en ruines à ciel ouvert
Aujourd'hui il reste moins de 200 habitants et on organise une fois par an la réunion des anciens habitants. Les plantes protègent les hangars où les rescapés se rendent de temps en temps pour ramasser du bois. Le temps, la nature et les pillages ont transformé la base en ruines à ciel ouvert. Seuls les chauve-souris et les touristes étrangers s'aventurent dans les bunkers. Les murs ont été abattus et seules les larges dalles de ciment rappellent leur objectif initial. En plein milieu, tel un météorite tombé du ciel, un énorme crâne de granit. Dans un lieu aussi improbable et désolé, la gigantesque effigie du célèbre Lénine à qui on doit le regretté ou maudit bouleversement de ces âmes baltes repose les yeux ouverts, impassible sous une bruine estivale.
Cet article est publié dans le cadre d'un partenariat éditorial avec le magazine QCodeMag. L'article a été rédigé sous la direction de Volna Mare (texte de Simone Benazzo et Martina Napolitano, photos de Marco Carlone), et a été publié à l'origine sur QCodeMag le 29 juillet 2019.
Translated from Sillamäe, Visaginas e Zeltiņi: ritorno al futuro nell'URSS del Baltico