République tchèque : la pandémie ne doit pas mettre en péril la démocratie
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Marie SptlsAndrej Babiš, le président populiste de la République tchèque, s’est servi de la crise sanitaire liée à la Covid-19 pour attaquer les institutions publiques. Nous nous sommes entretenus avec Jiří-Jakub Zévl, co-fondateur de l’ONG Milion chvilek pro demokracii (litt., Million de moments pour la démocratie), pour connaître la situation dans le pays et les nouvelles méthodes de protestation utilisées par les activistes à Prague.
Parlez-nous de votre ONG, Million de moments pour la démocratie.
Million de moments pour la démocratie est une ONG politique, il ne s’agit pas d’une organisation « non gouvernementale », mais plutôt « anti-gouvernement » ! Elle a vu le jour à la suite des élections de 2017 : cette année-là, le parti de centre-droit ANO (Action des citoyens mécontents) a remporté un grand nombre de voix. Andrej Babiš, le leader du parti qui, à cette époque, était le deuxième homme d’affaire le plus riche du pays, avait de grandes chances de devenir Premier ministre. Nous le considérions comme une menace très sérieuse pour la démocratie. Tout d’abord, parce que c’est un oligarque – ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi, il ne s’agit pas du tout de haine vis-à-vis des riches – mais certains éléments de son passé personnel posent problème. Sous le régime communiste, il faisait partie de la police secrète qui était l’instrument le plus puissant de l’état totalitaire. Plus de 30 ans après la révolution, c’est tout simplement inacceptable. L’autre élément qui pose problème est le fait que personne ne sache réellement comment il est devenu riche. Andrej Babiš est à la tête d’Agrofert, une entreprise qui, selon des journalistes, entretient des liens avec des organisations mafieuses. Enfin, son parti ne repose pas vraiment sur des bases démocratiques. À vrai dire, il lui appartient.
Est-ce que cela veut dire que la sphère politique était plus respectueuse de la démocratie avant les élections de 2017 ?
D’après moi, il n’y a pas vraiment de corrélation entre la création de Million de moments pour la démocratie et le fait que la sphère politique respecte ou non la démocratie. Aujourd’hui, j’ai 26 ans. Il y a 4 ans, j’étais assez jeune, je terminais seulement mon cycle de bachelor. Je ne dirais pas que j’acceptais les choses telles qu’elles étaient, mais oui, c’était mieux avant. Sous l’ancienne législature, quand le parti d’Andrej Babiš était alors membre de la coalition, certains principes démocratiques étaient respectés. J’ai certes reproché beaucoup de choses au gouvernement précédent, mais le paysage politique était plus varié. Les dernières élections ont vraiment changé la donne.
Au début du mois de mars, des membres de votre ONG ont peint 25 000 croix sur le sol en hommage aux victimes de la Covid-19 en République tchèque. Pourquoi ?
Nous voulions nous mobiliser le plus possible depuis le début de la pandémie mais nous ne souhaitions pas protester de manière traditionnelle. Nous voulions manifester notre désaccord avec le gouvernement d’une autre façon. Même si celui-ci a appliqué des mesures efficaces, d’après moi, d’autres mesures, occultées par le coronavirus, ont été prises. Nous souhaitions dénoncer cela. C’est pourquoi nous avons organisé des manifestations en ligne, en voiture ou encore des événements avec des lasers. C’était une façon différente de pointer du doigt la responsabilité du gouvernement.
Je ne suis pas en train de dire que le gouvernement est responsable de tous ces décès – il y en a partout à travers le monde. Mais de manière générale, nous déplorons la gestion de cette crise et nous pensons que le gouvernement est responsable du nombre élevé de morts. Je suis convaincu que si notre gouvernement avait été plus à l’écoute des institutions et des scientifiques, il y aurait eu moins de victimes. Voilà pourquoi nous avons décidé de peindre ces croix sur les pavés de la place de la Vieille Ville de Prague, l’un des espaces publics les plus connus du pays.
Comment a réagi l’opinion publique ?
Étonnamment, bien. J’avais quelques appréhensions au départ car il était question de les peindre sur le sol. Mais encore une fois, il ne s’agissait pas vraiment de peinture mais plutôt de peinture en spray facilement nettoyable à l’eau. Ce qui m’inquiétait également était le caractère très sensible du sujet : on parle ici des morts de la nation. J’étais personnellement convaincu que nous étions en droit de le faire, mais il était impossible de prédire à l’avance la réaction de nos concitoyens.
Au final, nous n’avons reçu que très peu de critiques. Les gens ont non seulement bien accueilli cette manifestation mais ils lui ont aussi donné une autre dimension. Dans un premier temps, il n’y avait que les croix sur le sol. Ensuite, ils ont commencé à s’approcher et l’après-midi même, il y avait des fleurs et des bougies posées près de ces croix. La place est devenue un lieu de recueillement. Je crois que cette action a redonné naissance au concept de forum, un lieu public où l’on fait de la politique.
Vous voulez dire que les gens s’y réunissaient pour discuter ?
Pas exactement. Je pense qu’ils ont considéré cet espace comme un cimetière symbolique. Les croix sont restées là pendant deux ou trois semaines et on pouvait voir les gens marcher tout autour. Ils ne traversaient plus la place comme ils avaient l’habitude de le faire. Ils y voyaient vraiment un lieu de recueillement, au point de ne plus parler à voix haute ! Ils s’y promenaient comme dans un cimetière. Après un certain temps, ils ont retracé les croix et ont même écrit les noms de leurs proches.
Comment ont réagi les membres du gouvernement ou même les représentants officiels de la ville ?
Nous avions passé un accord avec les autorités. Nous avons commencé à peindre à 5 heures 30 du matin, cela nous a pris 2 heures. Ensuite, pour éviter d’être accusés de vandalisme, tout devait être nettoyé l’après-midi. En fin de compte, les réactions étaient si positives que la ville nous a dit que nous ne devions pas les nettoyer, les autorités souhaitaient que les croix restent sur le sol de la place. Les politiques de la ville de Prague sont du côté de la démocratie et notre action ne les visait pas eux mais le gouvernement. À l’heure où je vous parle, nous n’avons pas reçu de réponse de la part de celui-ci, mais c’est leur façon de faire. C’était déjà le cas il y a deux ans, lorsque nous avions organisé des vagues de manifestations.
Notre ONG a pour mission de mettre en lumière ce qui se passe à l'arrière-plan.
Dans quelle mesure la Covid-19 a-t-elle mis en danger la démocratie en République tchèque, si tel a été le cas ?
Je suis convaincu que la Covid-19 a mis la démocratie en péril. Les médias ne parlent que du virus, les gens ont peur et ils ne voient plus vraiment ce qui se passe à l’arrière-plan. Notre ONG a pour mission de mettre cela en lumière. Les médias publics par exemple sont de plus en plus mis sous pression. C’est particulièrement le cas de la télévision publique tchèque que les citoyens sont encore nombreux à regarder. Le parlement y exerce une influence de plus en plus forte. Nous voulons nous battre pour les médias du service public, c’est pourquoi nous manifesterons prochainement.
Par le passé, vous avez tenu des propos à l'égard de l’Union européenne. Quel est votre avis sur sa gestion de la crise ?
Nous ne nous concentrons pas vraiment sur l’Union européenne mais plutôt sur la direction géopolitique que prend l’état tchèque. Nous sommes les fiers alliés des puissances européennes et celles membres de l’Alliance Atlantique. On peut toujours trouver quelque chose à critiquer mais nous sommes partagés entre l’Europe et la Russie qui fait pression sur nous. Nous devons regarder vers l’ouest car l’est ne regarde pas vers la démocratie. C’est une direction qu’a par exemple empruntée la Hongrie et ce n’est pas ce vers quoi nous voulons aller. Nous tenons fortement à notre statut de membre de l’Union européenne bien que nous soyons conscients des erreurs et des manquements que les institutions peuvent commettre. Mais l’Union européenne n’est pas l’institution que nous visons. D’autres ONG s’en chargent, surtout dans le contexte actuel.
Vous mentionnez la crise diplomatique actuelle entre la République tchèque et la Russie (dont le point de départ a été une attaque terroriste perpétrée en 2014 sur le sol tchèque et que Prague accuse Moscou d’avoir orchestrée). En signe de protestation, des activistes avaient projeté sur le palais présidentiel les mots « Haute trahison ».
En effet, ces activistes sont nos amis ! Je trouve qu’ils ont fait du très bon travail. Ce scandale est également l’une des raisons pour lesquelles nous manifesterons la semaine prochaine. Ce sera la première manifestation « en présentiel » que nous organisons depuis le début de la pandémie. Nous avons patienté assez longtemps. Maintenant, cela suffit. Il est temps de le dire haut et fort ! Ici, on parle de la tactique du « salami », cela signifie que morceau par morceau, petit à petit, ils étouffent discrètement la démocratie. Au bout d’un moment, il faut agir pour mettre un terme à tout cela. C'est aujourd'hui que nous devons descendre dans la rue, pour éviter d'être un jour complètement réduits au silence.
Crédit photo : © André Kapsas
Cet article a été rédigé en collaboration avec Le Courrier d'Europe Centrale
Translated from Czechia: the pandemic is no excuse to undermine democracy