Raphaël Glucksmann : courir pour des idées
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Les médias l’appellent l’anti-Zemmour. Après avoir soutenu les révolutions géorgienne et ukrainienne, l’auteur de Génération gueule de bois implore la France de résister aux sirènes extrémistes. Rencontre de la dernière chance avec ce va-t-en-guerre idéologique.
Marine Le Pen à l’Elysée, un double attentat au cœur de Paris et Marseille, l’invasion de la Lettonie par les troupes russes. Sous la plume de Raphaël Glucksmann, 2017 a des allures d’année chaotique. « J’ai écrit un chapitre de politique fiction, ça ne veut pas dire que cela va arriver », relativise l’auteur de Génération gueule de bois, manuel de lutte contre les réacs. « Mais il faut s’y préparer. »
Véritable suicide français
Installé à une terrasse des Grands Boulevards chauffée par le soleil de mars, Raphaël Glucksmann enchaîne les cigarettes. Sûrement une vieille habitude parisienne ou le résultat d’une année bien trop chargée. « Le score du FN aux Européennes, le succès démentiel du livre de Zemmour et les attentats des 7 et 9 janvier… C’est cette série d’évènements sur un an qui m’a poussé à écrire ce livre », explique ce trentenaire en veste de costume. Né en 1979, Raphaël a grandi dans un monde qui, sous l’emprise du penseur Francis Fukuyama, célébrait La fin de l’histoire, la chute du mur de Berlin et des frontières européennes. Un monde où la démocratie, la paix et la République étaient des principes acquis.
Comme après une longue soirée arrosée d’illusions, le réveil est douloureux. Raphaël reprend une gorgée de Perrier et égraine les chiffres d’un sondage Cevipof : en 2009, 32% des Français étaient pour le rétablissement de la peine de mort, aujourd’hui, ils sont 50%. 67% d’entre eux pensent qu’il y a trop d’immigrés en France contre 49% 5 ans plus tôt et moins d’un tiers de la population estime que l’Europe est une chance. Alors, lorsqu’Éric Zemmour déplore la victoire des idées de Mai 68, Raphaël pleure plutôt leur défaite.
« Nous avons laissé une idéologie antirépublicaine se propager en notre sein », écrit-il dans son essai. Par « nous », comprendre les élites intellectuelles qui ont « arrêté de penser la République », les dirigeants qui ont abandonné la politique pour « la com’ et la gestion » et laissé le champ libre aux idées du FN et des djihadistes. N’en déplaise à François Hollande, Raphaël est formel : « le basculement, c’est maintenant ». Ceux qu’ils nomment sans distinction les « réacs », sont en passe de gagner la bataille idéologique. Or, « les gens finissent toujours par voter pour des idées », constate-t-il. Parole d’un homme qui a vu le parti du président Mikheil Saakachvili qu’il conseillait depuis quatre ans, se faire battre à plate couture par un parti nationaliste lors des élections législatives géorgiennes de 2012.
« Ici, c’est la Russie »
Passé par Henry IV et Sciences-Po, Raphaël a pourtant été éduqué par cette intelligentsia dont il fustige aujourd’hui le manque de vision. C’est même « un fils de », celui du philosophe André Glucksmann. Il corrige : « en fait, j’ai grandi un poil en marge, parce que mon père, c’était un peu un ours, mais oui, j’avais accès à cette élite ». En revanche, ce dont il se souvient avec le sourire, ce sont des dissidents d’Europe de l’Est ou d’Amérique Latine qui passaient chez lui. « Il y avait aussi des Afghans qui dormaient dans ma chambre », raconte-t-il. Cette diversité lui donne des envies d’ailleurs. À vingt ans, plutôt que d’entrer dans une ambassade comme la majorité de ses camarades, il s’essaie au journalisme en Algérie. Par la suite, il coréalise Tuez-les tous, un documentaire sur le génocide rwandais qui ne passe pas inaperçu. Puis lorsqu’au début des années 2000, les révolutions de couleur éclatent en Europe de l’Est, Raphaël s’y rend, caméra au poing.
Ces jeunes qui font tomber un à un leurs régimes, le fascinent. « Ils me semblaient un million de fois plus intéressants que les jeunes gens que j’avais croisés avant », explique-t-il. Raphaël noue des amitiés et filme leurs combats, jusqu’à cette nuit d’août 2008 où dans une Géorgie en guerre contre son voisin russe, le documentariste et quelques confrères journaliste bloqués à un barrage militaire, croisent la route du générale Borisov. « Un vrai poète », prévient-il en crachant sa fumée. En guise de salutation, l’homme en uniforme russe leur lance : « Tas de pédés ! Rentrez chez vous baiser vos nègres. Ici, ce n’est pas l’Europe, c’est la Russie ».
Message très mal reçu. Raphaël lâche sa caméra et se rend dans le bureau du président géorgien Mikheil Saakachvili pour lui offrir ses services. « Je lui ai dit que j’étais même prêt à nettoyer les chiottes, il a ri et j’ai fini par superviser l’intégration européenne. » Europhile convaincu, Raphaël n’a aucun doute quant aux bénéfices que l’UE peut apporter à la Géorgie. « Même à la France ! Mais pas cette Europe-ci, une Europe plus intégrée et démocratique», avance-t-il en tapant au passage sur ces eurodéputés « déconnectés » du peuple
Demain, c’est plus si loin
Si son action pro-européenne en Géorgie se soldera par une défaite électorale, elle lui permet en revanche de rencontrer sa femme, Eka Zgouladze, alors ministre de l’Intérieur et désormais membre du gouvernement ukrainien. Un mariage que certains brandissent comme la preuve de son manque d’objectivité. Mais Raphaël le dit volontiers, il est de parti-pris. Il l’a toujours été, même lorsqu’il réalisait ses documentaires. « Selon moi, il y a des situations qui te conduisent à ne pas être neutre », explique ce père engagé.
Il n’a d’ailleurs pas hésité à retourner à Kiev début 2014 pour assister les milliers d’Ukrainiens qui renversèrent leur gouvernement coupable d’avoir refusé de signer un accord d’association avec l’UE. L’absence de chef sur la place Maidan l’enthousiasme. Dans ces soulèvements populaires spontanés, les yeux clairs de Raphaël voient « le futur de la politique ». Mais lorsqu’il vante les mérites de ce mode d’organisation horizontal auprès de Ioulia Timochenko, égérie de la révolution orange, le verdict est sans appel : « Vous n’êtes pas prêts ». À l’époque, des troupes russes entrent en Crimée, pour lutter, la région a besoin d’un État fort et d’une armée.
L’avenir n’est pas beaucoup plus radieux sous le soleil parisien. « Il n’y a pas de tanks russes, mais la menace d’une victoire du FN », décrit-il devant deux tasses de café vides. Malgré le sous-titre de son essai, Manuel de lutte contre les réacs, Raphaël n’a pas trouvé de solution miracle. Il propose quelques pistes : « prendre la parole », « former des groupes sur Internet », « revendiquer notre société cosmopolite », réfléchir à « une vision commune ». À la fin du mois lorsqu’il en aura fini avec la promotion de son livre, il aimerait créer un mouvement. « Il y a urgence », souligne-t-il à deux ans des élections présidentielles, mais pour le moment – il est 16 heures passées – il faut qu’il aille chercher son fils à la sortie de l’école.