Rajko Grliç: « faire des films politiques ne sert plus à rien »
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Pour leur 35e édition, les rencontres Henri Langlois ont mis le cinéma des Balkans en haut de l'affiche. Parrain du festival cette année, le réalisateur Rajko Grliç est venu à la rencontre des étudiants en cinéma qui, du 30 novembre au 9 décembre, ont fait l'événement à Poitiers. L'occasion pour le public français de découvrir l'œuvre d'un réalisateur sur le fil entre dérision et gravité.
Un regard rieur. Un visage rond. Sous l'austère manteau noir qui lui tombe jusqu'aux chevilles, Rajko Grliç cache une franche bonhommie. A l'écran aussi le contraste est saisissant. Dans chacun des 11 films qu'il a réalisé, le cinéaste croate s'applique à mêler drame et ironie. Soldat insubordonné, lieutenant ivre qui offre chaque jour son postérieur aux piqures curatives d'une obscure MST : avec The Border Post, film sorti en 2006 et projeté à Poitiers, Rajko Grliç donne à un poste militaire avancé des allures de camp de vacances pour adolescents dépravés. Une légèreté qui rend la guerre plus absurde et ses drames plus poignants. Cet humour d'Europe centrale, grinçant et décalé, Rajko Grlic le doit à son pays, la Croatie. « Ma mère a changé de système politique sept fois dans sa vie, mon père était philosophe donc sous surveillance policière », raconte l'artiste, « chez nous on a vite appris à rire de notre destinée ».
Addictif
« Je filme la Croatie parce que c'est ce que je connais le mieux »
Ce goût de la dérision, Grliç le met en image dès l'adolescence. A 14 ans, avec sa caméra flambant neuve, posée sous le sapin de noël par un vieil oncle un peu fou, le garçon tourne The Brick , son premier film. The Brick, c'est l'histoire de gamins qui trainent dans les jardins publics et terrorisent les amoureux. « En bande, ils vont vers l'homme une brique à la main et l'incitent à l'acheter. La victime doit obtempérer, sans quoi elle est rouée de coup. » A la fois absurde, comique et cruel, ce récit donne le ton de ce que sera le cinéma de Rajko Grliç. 42 ans et 11 films plus tard, l'homme ne parvient pas à décrocher. A 66 ans, le réalisateur se lance aujourd'hui dans l'écriture d'un douzième film. Le dernier. « C'est mon troisième dernier film », confesse le passionnée. On l'aura compris, l'homme a un faible pour l'auto-dérision. Plus que pour l'auto-contemplation. Une fois terminé, il ne regarde chacun de ses films qu'une seule et unique fois : seul dans une pièce noire, porte close et volets fermés. Puis il ne les revoit plus jamais.
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« Je veux garder une impression intacte », explique le réalisateur. Si je regardais un de mes films avec quelqu'un, j'essaierais de le voir à travers ses yeux et mon opinion serait faussée », développe-t-il. Pour le réalisateur chacun doit garder sa liberté : « ça marche dans les deux sens: quand je fais un film je veux laisser assez d'espace pour que le spectateur se fasse son propre jugement ». En Croatie, dans les années 90, cet espace de liberté n'existait pas, la propagande donnait le ton au 7e art. A cette époque, Rajko Grliç avait pris le large depuis longtemps. « A 18 ans j'ai mis ma vie dans une valise », raconte-t-il en souriant. Il part alors s'installer à Prague et, en 1971, sort diplômé de l'Académie de Cinéma (FAMU). Puis il rentre à Zagreb, tourne ses premiers longs métrages et beaucoup de documentaires.
Lorsque la guerre éclate en ex-Yougoslavie, Rajko Grliç est très vite fiché. Il s'enfuit aux États-Unis. Sans jamais rompre le lien avec son pays. Huit de ses onze films se déroulent à Zagreb. « Je filme la Croatie parce que c'est ce que je connais le mieux », explique le réalisateur, « mais pour faire un film juste, il faut aussi prendre de la distance ». C'est sans doute pourquoi Rajko Grliç n'a jamais rien tourné sur la guerre. « The Border Post c'est juste l'attente de la guerre », souligne-t-il. Pourtant, chacun de ses films est emprunt de l'histoire de son pays. « Je suis né dans un petit pays où même aller acheter du pain était politique », explique le Croate. Alors, bien qu'il exècre les réalisateurs dits engagés, Rajko Grliç fait des films politiques.
« Au lieu de lutter contre le système politique, mes personnages luttent contre leur propre système, leur mariage, leur famille »
En 1971, il réalise un documentaire télévisé intitulé All men are good men in bad society. Le message est clair, la diffusion censurée. « Si j'étais né aux États-Unis, ce pays où l'on peut presque oublier que la politique existe, j'aurais évidemment fait des films différents », reconnaît-il. Aujourd'hui, le réalisateur est plus détaché : « A côté du pouvoir de l'argent, la politique ne contrôle plus rien, je ne vois plus l'intérêt de faire des films politiques ». Aventures d'une nuit, double vie, érotisme et trahison: Juste entre nous sorti en 2010 a tout pour être un film léger. Pourtant Rajko Grliç parle toujours de rébellion: « Au lieu de lutter contre le système politique, mes personnages luttent contre leur propre système, leur mariage, leur famille ».
Grliç a toujours vécu au rythme de ses films et le réalisateur s'inspire beaucoup de ses amis. Alors quand le cinéaste vieillit, ses personnages aussi. « Soixante ans c'est l'âge de la désillusion, l'âge où on renonce pour de bon à changer le monde et où on redevient très individualiste. » Désabusés, angoissés, les personnages de Juste entre nous surprennent par leur sexualité débridée : «quand on vieillit c'est un moyen plaisant de se rappeler qu'on est en vie », avance le réalisateur. Qu'importe les années, Rajko Grlic rit toujours au nez de sa destinée.
Photos : Une © Darije Petković; Texte © courtoisie du site officiel de Rajko Grlic, Vidéos : The Border Post (cc) ContentRepublic/YouTube ; Juste entre nous (cc) W2BFrance/YouTube