Quand les migrants se dépeignent
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Au 8 rue Jean-Marc Cathala à Marseille, on trouve habituellement une salle saturée de monde venu demander de l’aide à la Cimade sur des dossiers administratifs labyrinthiques. Mais ce mardi après-midi de juin, les feuilles et les cartons qui jonchent le sol et recouvrent les tables sont loin de ressembler à des dossiers destinés à la préfecture. Depuis le mois de janvier, la Cimade Marseille a mis en place un atelier d’expression artistique. Immersion.
Un petit groupe d’une dizaine de personnes s’affaire dans ce joyeux capharnaüm. Marie, une Comorienne assise par terre, les jambes étalées en V devant elle, découpe du carton. À ses côtés, Peshawa, artiste Kurde, observe avec recul son œuvre d’un œil soucieux et concentré. Boulah et Allassan, tous deux originaires de Mauritanie, ont rapproché leurs tables et discutent en peul tout en bricolant une maquette. Parmi eux, trois bénévoles, Didier, Blas et Vera, virevoltent dans tous les sens. L’un fabrique de la pâte à sel, l’autre rejoint Peshawa dans sa contemplation et la dernière circule pour distribuer des feuilles de présence. On se rappelle soudain qu’on est à la Cimade, et que les participants sont des personnes migrantes dans des situations précaires. Chaque document attestant de leur présence en France est une pièce précieuse à ajouter à leur dossier de demande d’asile. Le papier est rangé rapidement et chacun retourne à son occupation.
Depuis les années 70, la Cimade se mobilise pour soutenir les droits des immigrés. Aujourd’hui elle compte 2 500 bénévoles organisés dans des groupes locaux pour conseiller et accompagner 100 000 personnes par an. L’association a commencé par s’engager auprès des Juifs menacés, puis son implication s’est étendue aux « peuples du Sud en lutte pour l’indépendance et la décolonisation ».
Toutes les semaines, la Cimade Marseille accueille 80 personnes demandeuses d’asile. Pour les aider à s’orienter et à avoir accès à leurs droits, les bénévoles plongent avec eux dans les torrents de papiers blancs. Gaëlle et Bernadette, deux piliers de l'association présents lors des permanences expliquent :
« Ça peut être tout simplement en les conseillant et en les rassurant, en leur expliquant car souvent les personnes ne comprennent pas la procédure. Parfois c’est aussi leur annoncer qu’ils sont déboutés du droit d’asile parce qu’ils n’ont pas compris un papier en français, dans un langage juridique compliqué. Parfois les accompagner dans leur processus et vérifier que leurs droits sont bien respectés, ce qui n’est pas souvent le cas. »
Gaëlle ponctue son explication de nombreux exemples comme le cas de cette famille pour qui le regroupement familial a été refusé car il manquait 1 m2 de surface à l’appartement. Ou encore cette femme de 40 ans avec deux enfants à qui la préfecture refuse de fournir un dossier pour faire la demande d’étranger malade, malgré une récidive de cancer du poumon et l’accompagnement de son pneumologue.
« Déjà que pour nous c’est compliqué mais pour eux ça n’a pas de sens ! », s’exaspère Gaëlle avant d’ajouter : « Lorsqu’ils arrivent en France ils sont plein d’espoir. C’est une sorte de relâchement, après le parcours d’exil, d’arriver et de demander l’asile, et tout à coup ils se retrouvent complètement désorientés. Il y a un effet de perte d’espoir et d’incrédulité par rapport au traitement qui leur est réservé. L’idée de l’atelier artistique c’est de trouver des ressources en soi et d’exprimer tout ça. Autrement ça reste enfermé et ça devient la cocote minute à l’intérieur ».
S’échapper du labyrinthe administratif
Depuis janvier 2019, un groupe d’artistes s’est formé, apprentis ou confirmés. Leurs œuvres prennent forme et les langues se délient. Le groupe est composé de six personnes venant d’Irak, de Mauritanie, de Guinée et des Comores. Tout au long de ces six mois d’atelier, chacun a développé son univers artistique, accompagné par la petite équipe de bénévoles. Blas, artiste, grand monsieur élégant et jovial, chemise jaune moutarde, veston noir et lunettes ronde. Didier, facétieux, vif comme l’éclair et source intarissable de bonnes idées. Vera, blondinette allemande à la coupe au bol, un cutter dans une main et une règle dans l’autre, la jeune femme est sur tous les fronts. Et Ayman, traducteur arabe officiel de l’atelier et vidéaste, aussi discret qu’indispensable.
Aucun thème n’a été imposé, les créations se fondent sur la parole et les images qui habitent les participants. Certaines revendiquent, témoignent ou crient. D’autres reflètent des paradis perdus ou fantasmés. La diversité des langages créés est à l’image de la multiplicité de leurs origines et de leurs parcours.
« C’est de la création d’objets artistiques qui servent à communiquer leur identité, leur appartenance, quelque chose qui fait partie d’eux-mêmes, explique Blas. Ce qui est très clair en regardant leur travail : ils sont tous partis dans des chemins différents. » « Ça a foisonné ! Ça a fleuri dans tous les sens ! », s’esclaffe Didier, qui compare Blas à un jardinier qui observe, laisse pousser et oriente la plante si elle en a besoin avec un coup de sécateur, un peu d’engrais ou un tuteur.
« Je fais des visages abstraits avec différentes expressions. Toutes les décisions politiques sortent de la tête, du visage. »
Avant l’atelier, Bafode n’avait jamais peint. Il s’est découvert une réelle aisance pour traiter l’espace et les couleurs. Si l’on regarde rapidement, ses grandes formes colorées semblent abstraites et sans raisonnement particulier mis à part un grand sens de la composition. En réalité, toutes ces arabesques sont orchestrées par une partition très précise qu’Ayman décode, amusé d’expliquer ce qui est une évidence pour tous ceux qui partagent la culture musulmane. L’univers représenté par Bafode est celui de son village, des plantations dans lesquelles il a grandi et qu’il a dû fuir pour s’extirper d’un conflit d’héritage qui risquait de lui coûter la vie.
Au premier abord Bafode est un grand timide aux airs bourrus. Surtout aujourd’hui, des problèmes de logement le tracassent. « Tu ne montreras pas la lune à quelqu’un qui a un caillou dans sa chaussure », ajoute Didier, d’un air compatissant et résigné. Mais le caillou n’empêche pas Bafode de se lancer à grand coup de crayon dans sa 3ème toile.
Penché sur ses feuilles, les bouclettes brunes de Peshawa lui tombent le long du visage, le coupant du reste du monde. Ses gestes sont assurés et sa production est prolifique. Lorsqu’il a terminé, un large sourire aux lèvres, il montre sa série de portraits fantomatiques aux autres. « Ici je suis tranquille. Je fais des visages abstraits avec différentes expressions. Toutes les décisions politiques sortent de la tête, du visage. J’ai vu beaucoup de visages de la guerre, des visages de problèmes, des visages de réfugiés, des visages tristes, tristes… » Là où vivait Peshawa en Irak, la religion ne lui permettait pas de représenter des figures humaines. Quant à son propre visage, il exprime tour à tour une profonde mélancolie et une grande joie de vivre.
À travers ses peintures sur verre ou sur toile, une jeune irakienne au longs cheveux tressés jusqu’en bas du dos parle de ses rêves. Cet après-midi, elle termine une peinture qui représente une femme avec une ville orientale en arrière-plan. « Les villes sont immenses, mais avec tout ce que j’ai dans le cœur, je suis encore plus grande. J’ai des buts, j’ai des rêves et tout ce qui m‘entoure devient petit par rapport à mes rêves. » Lorsqu’on lui demande quels sont ses rêves, Shireen reste mystérieuse. Ayman, fin observateur, fait remarquer que Shireen fait désormais la bise aux bénévoles et que Marie ne vient plus voilée à l’atelier, ce qui sont des signes de confiance et d’amitié évidents.
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Dès le premier atelier, les bénévoles ont apporté une attention particulière à la cohésion du groupe. La confiance et la bienveillance sont indispensables pour que les esprits accouchent mais aussi pour que les projets soient suivis dans la durée. À part Peshawa, qui avait déjà une pratique artistique poussée, les autres participants se sont initialement rendus à l’atelier à la recherche de moments agréables et de convivialité. Pour beaucoup d’entre eux, l’atelier est le seul endroit qui leur permette d’intégrer un cercle social et de rencontrer de nouvelles personnes.
« Moi je venais pour m’amuser parce que je m’ennuyais à la maison mais au fur et à mesure, en venant à l’atelier, je me sentais bien accueilli et ça me donnait envie de revenir. J’aimerais bien venir tous les jours parce que quand je viens ici je m’entends bien avec tout le monde, je suis bien accueilli. Ça me fait du bien », raconte Boulah.
Un récit derrière chaque oeuvre
« J’aime le pays même s’il m’a rejeté. » Boulah est grand, svelte, il parle d’une voix douce et claire. Il a 27 ans, vient de Mauritanie et raconte son histoire avec le calme de celui qui analyse. Aujourd’hui il porte un tee-shirt du FFRIM, l’équipe de foot de Mauritanie. « Ce sont les dirigeants que je n’aime pas. La terre reconnaît tous ses enfants. » Avant d’intégrer l’atelier artistique de la Cimade et de s’initier à la peinture, il a vécu une série d’épreuves pour quitter son pays et arriver en France, à Marseille.
Boulah est né à Hassichagar, un petit village de Mauritanie. En 1998, il est recensé mais ignore que son dossier n’est pas enregistré officiellement. En 2011, l’État lance un nouveau recensement, l’enrôlement biométrique. À partir de cette date, l’administration étatique discriminante de la Mauritanie fait vivre à Boulah un véritable enfer.
« Je n’y arrivais pas, raconte-il. Souvent j’ai fait la queue pour me recenser de 5h du matin jusqu’à 18h alors que j’avais école. Pour passer le bac, il faut une pièce d’identité. En 2013, vu que je ne suivais plus les cours pour avoir mes papiers, j’ai été obligé d’abandonner mes études. Je ne suis pas le seul, il y a beaucoup de gens comme moi. »
« Ce sont les dirigeants que je n’aime pas. La terre reconnaît tous ses enfants. »
À bien des égards, ce refus obstiné de l’administration mauritanienne rappelle ceux auxquels de nombreux migrants doivent faire face lors de leur arrivée en France. Aujourd’hui, Boulah est en train de faire son dossier de demande d’asile à l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, ndlr). Il prépare son récit de vie, celui-là même qu’il est en train de raconter lors de l’atelier artistique de la Cimade. L’élément déterminant de son dossier pour obtenir l’asile.
Après avoir arrêté ses études il trouve un poste en tant qu’agent de sécurité. En 2017, il est licencié à cause des contrôles de plus en plus récurrents de ses papiers sur son lieu de travail. La seule alternative qui lui reste pour gagner sa vie est de trouver des jobs à la journée. Mais après avoir écopé de plusieurs séjours au commissariat, Boulah décide de quitter son pays. « Des fois, ils t’emmènent au commissariat pendant 3 jours. Ils savent très bien que tu es mauritanien, c’est juste pour t’emmerder, voilà. J’ai été obligé de partir sinon tu deviens quoi ? Un criminel ? Et quand tu deviens criminel, tu vas en prison. Est-ce qu’on peut passer toute une vie en prison ? Ce n’est pas possible… Tu as besoin de travailler, tu as besoin de respirer. »
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Sa voix reste posée. Il ne fait qu‘énoncer ce qui est d’une grande banalité en Mauritanie. Là-bas personne ne descendrait dans la rue pour défendre ses droits. « Si on descend dans la rue pour manifester, on sait ce qui nous attend après. C’est mieux de te taire », explique-t-il.
Pour rejoindre la France Boulah a dû mettre sa vie en péril lors de la traversée de la Méditerranée sur une embarcation de fortune. Il a été improvisé capitaine alors qu’il n’avait jamais utilisé de boussole. « J’avais peur mais je n’avais pas le choix, je ne pouvais pas faire marche arrière. On était nombreux dans le petit zodiac, 55 ou 60 personnes. » Le zodiac plein à craquer qu’ils ont attendu de longs mois sur la côte marocaine, à Nador, commence à se remplir d’eau alors que les côtes espagnoles n’apparaissent toujours pas à l’horizon. L’embarcation est récupérée de justesse par les gardes-côtes espagnols. Le cousin de Boulah n’a pas eu cette chance. Aucun bateau n’est venu les secourir lorsque le zodiac dans lequel il avait embarqué a succombé au poids de ses passagers.
En ce mardi de juin, Boulah dessine un zodiac dérivant sur la mer. Le titre de son œuvre est « Hommage à Ousmane », son cousin, qui n’a pas eu la chance de survivre à la traversée. « Ça fait du bien d’exprimer ce qu’on a sur le cœur même si ça fait mal de parler », dit Boulah, visiblement remué par cette plongée dans le passé.