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Quand l'art capture les contradictions du capitalisme

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Née dans les Abruzzes, élevée à Rome et formée en histoire de l'art à la Sorbonne à Paris, Maria Di Stefano est aujourd'hui une artiste multimédia. Du 4 au 16 octobre, elle exposait deux œuvres inédites, Rouge et World Hello, au Digitalive Romaeuropa Festival 2019. Nous avons discuté des contradictions du capitalisme contemporain, mais aussi de Trump et du rôle de l'artiste aujourd'hui.

Maria, quel a été ton premier contact avec l'art ?

J'ai un souvenir qui peut sembler banal : une sortie scolaire au Musée National de Capodimonte, à Naples. Nous avions pu admirer la Flagellation du Christ de Caravage. Ça m'a fait un effet que je n'avais jamais ressenti jusque-là. Je me souviens avoir pensé : « Waouh, ça déchire ».

Comment tu décrirais un artiste multimédia en quelques mots?

Disons qu'un artiste multimédia n'est pas seulement un peintre, un vidéaste, ou autre. Il se caractérise, justement, par l'utilisation de plusieurs formats au sein d'une même œuvre.

À quoi sert le multimédia dans ton art?

À provoquer une stimulation sensorielle à plusieurs niveaux. Grâce à des sons et des vidéos, j'ai les éléments pour créer un récit le plus complet, véridique et réaliste possible. Par exemple, le son est le témoignage le plus probant de la présence d'un artiste en un lieu déterminé. Ceci dit, à mon avis, la composante visuelle reste le pivot de la réalisation multimédia.

Comment devient-on artiste multimédia ?

Après le lycée, j'ai étudié l'histoire de l'art avec une spécialité en cinéma et photographie à la Sorbonne. Je suis donc issue d'un parcours plus théorico-critique que technique. Une fois mes études à Paris terminées, j'ai fréquenté une école d'art au Royaume-Uni. Ensuite j'ai eu des expériences professionnelles aux États-Unis, à New York et Los Angeles. J'aurais voulu y rester, mais le cyclone Trump est passé par là...

Et alors ?

J'ai commencé à avoir des problèmes administratifs, d'abord pour les visas. Un souci bureaucratique en entraînant un autre, en peu de temps je ne me suis plus sentie en sécurité. Vu les circonstances, j'ai décidé de rentrer en Italie.

Pourtant tu as trouvé Salvini en rentrant...

Vu comme ça (rires). Blagues à part, je suis revenue et j'ai trouvé des gens fantastiques ici à Rome, avec lesquels je travaille encore aujourd'hui. J'ai réussi à réaliser mes rêves. En fait, j'ai continué à beaucoup voyager. Paris reste une ville importante. Je suis ensuite allée à Berlin et j'ai commencé à développer ce format pseudo-documentaire, grâce auquel je trouve toujours une bonne occasion de bouger.

Les œuvres World Hello et Rouge que tu présentes ici au Digitalive Romaeuropa Festival sont-elles issues de ces voyages ?

Oui, elles sont nées en 2018, quand je travaillais à Berlin. C'est pendant mon séjour dans la capitale allemande que j'ai découvert le centre commercial et culturel asiatique Dong Xuan Center, qui inspira ensuite World Hello. C'est également pendant mon séjour en Allemagne que j'ai eu l'occasion de partir un mois en Amazonie : c'est là qu'est né Rouge.

D'un point de vue conceptuel, qu'est-ce qui a été à l'origine de World Hello et de Rouge ?

L'idée vient des similitudes que j'ai observées entre deux endroits : au Dong Xuan Center à Berlin, et dans la région entre Cayenne et Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane française. Ce sont évidemment deux microcosmes culturels différents, mais homologues par leur implantation dans un milieu étranger. Dans le cas de Cayenne et Saint-Laurent-du-Maroni j'ai cherché à « capturer » la vie quotidienne de la population indigène et les rapports de celle-ci avec les nouvelles cultures qui se sont développées dans la région au cours du temps. Dans la vidéo, je cherche à montrer comment ce rapport oscille entre un chevauchement d'un côté et une séparation presque absolue de l'autre. J'ai observé la même contradiction à Berlin : le Dong Xuan Center est un espace immense, composé de hangars numérotés qui reproduisent chacun une mini-Asie particulière. On trouve un peu de tout à l'intérieur : des associations culturelles, mais aussi des magasins de détail et de gros.

Quand j'ai vu World Hello et Rouge, les mots et sensations qui me sont venus à l'esprit étaient : anxiété, étouffement, foi, schizophrénie, respiration et nostalgie. Pourquoi ?

Parce que ce qui m'intéresse c'est de saisir les contradictions, ou plutôt, l'appropriation culturelle du capitalisme contemporain avec la perte de sacré et de pureté qu'elle comporte. C'est surtout perceptible dans Rouge. Dès qu'on s'éloigne des maisons indigènes, on tombe sur le Carnaval de Cayenne, un évènement plein de bruit, de violence, d'alcool, de police... C'est comme si la première était un lieu sacré, en suspension dans un monde chaotique. Du reste, la modernité est le surgissement de stimulations trop nombreuses. Et en ce qui concerne le mot « schizophrénie », je crois qu'il est alimenté par la superposition continuelle de l'online et de l'offline.

Dans un certain sens, tu captures cette schizophrénie contemporaine, mais tu ne la refuses pas.

Je ne crois pas qu'elle puisse être refusée.

Dans les deux œuvres il y a des panoramiques verticaux qui tendent à se focaliser sur quelques détails qui semblent sans importance : des fenêtres délabrées, des amulettes...

Dans le mouvement montant il y a une narration. Tandis qu'au moment où je m'arrête sur un détail, le point de vue change complètement et je crée une certaine désorientation. Tout ça donne un rythme particulier au film.

Parmi les formats que tu emploies, il y a la photo argentique. C'est un refus du digital ?

Après avoir appris à photographier en digital, je préfère aujourd'hui utiliser l'argentique. Plus généralement, la technique n'est pas fondamentale pour moi. Je pourrais remplacer un appareil photo par un autre : il n'y a pas de fétichisme en ce sens. Le multimédia est beaucoup plus important. Dans les travaux que je présente ici au Digitalive Romaeuropa Festival, il y a des photos argentiques prises avec une handycam des années 90 et des enregistrements audio faits à l'iPhone.

J'aime à penser qu'on contribue à rendre la vie plus agréable ou intéressante

Quel est ton rapport à l'art ?

Je vois encore l'art comme une utopie. J'ai du mal à dire avec assurance : « oui, je suis une artiste ». Un peu parce que je me sens en faute, un peu parce que j'aurais l'impression de frimer.

Dans quel sens ?

Être artiste est un privilège car nous avons la chance de nous dédier à quelque chose de fondamentalement inutile. Mais cette inutilité est plus belle que l'art en lui-même. Si je ne présentais pas ces photos au Digitalive Romaeuropa Festival 2019, il ne se passerait rien de particulier : les artistes ne sauvent aucune vie. Seulement, j'aime à penser qu'on contribue à rendre la vie plus agréable ou intéressante ; et à attirer l'attention sur quelque chose qui dépasse les besoins de base des gens.

Laisse-moi te dire : il y a là toute l'influence de l'esprit critique français...

Entendons-nous : je suis très contente d'être ici et de pouvoir exposer mon travail, mais je n'ai pas la prétention de changer le monde.

Pourtant, à t'entendre, l'art semble bien avoir un rôle social. On lit dans le sous-titre de ton site web « My art will not help the hunger but will satisfy a carving »...

Ce qui signifie littéralement : « l'art ne peut calmer la faim, mais satisfaire un appétit ». En d'autres termes, l'art a sûrement un rôle social, mais personnellement ça ne m'intéresse pas de mener des enquêtes ni de donner des jugements politico-sociaux. Je cherche simplement à documenter de manière artistique des histoires ordinaires. À suivre ces formes dans leur vie quotidienne, qui au passage est souvent un quotidien très éloigné du nôtre, ici en Italie. À partir de cas particuliers, j'essaie ensuite d'aborder des thèmes plus larges. L'art ne peut pas être totalement abstrait, sans quoi il devient une sorte de manifestation tangible de notre ego.

Te décrirais-tu comme idéaliste ?

(Elle hésite). Je crois que oui.

Comment mesures-tu le succès de tes œuvres ?

Je me base sur la curiosité et la réaction des gens : quand quelqu'un observe l'œuvre de bout à bout et vient ensuite m'interroger sur les différentes raisons d'exister de l'installation, alors je m'estime satisfaite.

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Translated from Maria Di Stefano: «Catturo le contraddizioni culturali del capitalismo»