Propagande : les votes serbes pris en sandwich
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Loreleï FritschEn Serbie, une personne sur quatre vit au bord du seuil de pauvreté, ce qui en fait l'un des pays les plus pauvres d'Europe. Des décennies de crimes et de corruption ont mené à la problématique actuelle. Le futur ne s'annonce pas plus radieux avec 34,6 % de chômage chez les jeunes. Alors que la démocratie est déjà bien mise à mal, le gouvernement a décidé d'utiliser la nourriture comme un outil de manipulation électorale et de propagande. Attendez, quoi ?
En Serbie, le mot « sandwich » n'a pas la même signification que dans d'autres pays. Ici, les sandwiches sont devenus une sorte de monnaie d'échange politique. Les gens peuvent vendre leur droit de vote et obtenir un sandwich en retour.
Dans un pays pauvre, la survie sera toujours plus importante que la liberté et le gouvernement a bien compris combien il était facile de manipuler une personne affamée. Il offre de la nourriture pour la modique somme d'un vote. Pas cher payé, hein ? Pour certains, c'est la seule issue. En situation d'extrême pauvreté, ce sandwich politique se fait même de plus en plus alléchant à chaque minute qui passe.
La tentation du sandwich
La première fois que l'on m'a proposé d'échanger mon vote contre un sandwich, je n'en revenais pas. Trois militants se tenaient sur le pas de ma porte. Ils connaissaient mon nom et m'ont demandé pour quel candidat j'allais voter. J'ai refusé de répondre, mais ils ont continué à me mettre la pression en exigeant des réponses de façon intrusive voire carrément agressive. J'ai expliqué les raisons de mon refus et j'allais fermer la porte quand ils ont dégainé leur dernière offre : une invitation à un rassemblement, une occasion de me familiariser avec le parti et, bien entendu, de recevoir un sandwich bien mérité. J'ai fermé la porte, sachant qu'un sandwich standard coûte environ un euro, bien moins que ne me coûterait son poids sur la conscience. J'ai eu de la peine pour tous ceux qui n'ont pas eu le privilège de fermer leur porte et j'ai compris que je vivais dans un pays où les pauvres doivent vendre leur dignité pour manger.
Il peut être difficile d'isoler les problèmes les plus cruciaux dans un pays aux prises avec une multitude de malaises sociétaux mais la faim semble être une priorité. Depuis que la Serbie est devenue membre des Nations Unies en 2000, la faim est en haut de l'agenda « Développement durable » du pays. Cet agenda est constitué de 17 objectifs au total, et « zéro faim » figure en deuxième position. Des chiffres récents indiquent que près d'un quart (24.5 %) de la population totale est menacée par la pauvreté, en grande partie à cause de la chute de la production industrielle et de politiques commerciales extérieures entachées.
Il n'est pas surprenant qu'une population pour qui le pain constitue le principal repas, qui en mange trois fois plus que la moyenne des citoyens européens considère les sandwiches comme un cadeau. Le Parti progressiste serbe (SNS) a fini par s’emparer de cette tendance et a décidé d'en faire le symbole des élections législatives de 2016. Avant les élections et au cœur d'événements politiques majeurs, on a commencé à échanger des sandwiches contre des voix.
Selon Nenad, étudiant en droit de Kragujevac : « Ce commerce est la preuve que le système politique actuel n'est rien d'autre qu'une oligarchie auréolée d’une démocratie _Potemkine. Les Grecs ont inventé la démocratie directe et indirecte, mais les Serbes ont inventé la célèbre « démocratie pâté », une civilisation rétrograde_ ». Le pain est devenu un appât pour habitants pauvres et affamés dans les meetings. Ceux-ci se tiennent pour la plupart à Belgrade, et insinuent à tort que le SNS et le Président Aleksandar Vučić bénéficient d'un soutien et d'une popularité immenses dans le pays. Lors des meetings pendant les campagnes législatives de 2016 et présidentielles de 2017, ces personnes étaient contraintes de porter des T-shirts personnalisés avec des logos politiques, d'agiter des drapeaux ou de brandir des bannières avec des messages d'amour et de soutien.
Jusque récemment, le sandwich était le nec plus ultra de la propagande serbe moderne. Mais en amont des élections présidentielles de 2017, la propagande alimentaire est soudain montée d’un cran. Des coffrets de nourriture contenant du pâté sur lequel figurait le visage d'Aleksandar Vučić ont été distribués par des sympathisants SNS et souvent livrés au domicile des électeurs ciblés.
La production de sandwiches et de coffrets de nourriture a été financée par le SNS et effectuée par des boulangers ou des entreprises agroalimentaires locales qui soutiennent le parti. Pour ce qui est du travail de terrain, des militants approchaient les citoyens dans la rue, pendant les meetings ou se rendaient à leur domicile, comme ils l'ont fait dans mon cas. S'ils acceptaient l'offre, leur nom apparaissait sur une liste de votes potentiels mais pas « sécurisés ». Ensuite, pour s'assurer des votes le jour de l'élection, les citoyens qui avaient accepté l'offre du SNS (sandwich ou argent) donnaient leur bulletin à un employé du parti posté à l'extérieur du centre de vote et recevaient un bulletin pré-rempli qu'ils déposeraient à l'intérieur. Leur vote était ensuite noté comme « sécurisé » et leur nom rayé de la liste des électeurs potentiels.
Nourriture mise à part, un autre phénomène intéressant a marqué les élections présidentielles de 2017 en Serbie : une liste exhaustive de présentateurs TV, chanteurs, écrivains, acteurs, artistes, professeurs et scientifiques ayant apporté leur soutien public à un parti donné. Éblouissement du public.
Les militants en rang d’oignon dans les rues ont la même mission. Ils charment les électeurs en distribuant des briquets, des stylos, des œufs de Pâques, des roses, des brochures et autres outils de propagande, en fonction de l'occasion. Ils ont aussi fait du porte-à-porte électoral pour le Parti progressiste serbe. Si personne n'était présent, on leur donnait les numéros de téléphone et ils commençaient à appeler. Sans grande surprise, ils n'étaient pas payés mais recevaient des sandwiches en échange de leurs services.
Un président intouchable
Aleksandar Vučić est le politicien le plus influent dans l'histoire récente du pays. Il contrôle tout et tout le monde au point que rien ne peut être fait sans sa permission. Il est le dirigeant solitaire de la Serbie : à la fois juge, juré et bourreau.
Il a rejoint le Parti radical serbe (SRS), d'extrême droite, en 1993 et il en a rapidement gravi les échelons pour devenir secrétaire général à l'âge de 24 ans. En 1996, le SRS remporte les élections locales à Zemun, ce qui permet à Vučić de commencer sa première mission comme directeur de gymnase. En tant que membre du SRS, il a été élu à l'Assemblée Nationale et ministre de l'information dans les années 1990, largement considérées comme les pires heures de l'histoire moderne de la Serbie.
Pendant son mandat, Aleksadar Vučić a banni les réseaux de TV étrangers, mis en place des amendes contre les journalistes qui critiquaient le régime et maintenu une diffusion constante de propagande nationaliste. Les personnes qui étaient contre la guerre, le meurtre, la violence et le primitivisme étaient décrites comme des traîtres et des lâches par les médias sous son contrôle. En fervent nationaliste, il s'est battu énergiquement pour la création du concept de Grande Serbie, la persécution des Bosniaques, des Croates et des Albanais, et il a défendu avec passion Slobodan Milosevic, le Général Ratko Mladic et Radovan Karadzic, qui ont tous été condamné pour crime de guerre depuis.
En 2008, il a complètement changé de ligne politique et il a rejoint le Parti progressiste serbe (SNS) qui venait d'être créé. Avant cette transformation, liée à son nouveau parti politique, il avait l'habitude de décrire l'Union européenne comme une force agressive dont le seul but était « l'extermination du peuple serbe pendant la guerre dans les années 1990 ». Aujourd'hui, il est connu pour être le plus grand défenseur de l'Union européenne et déclare que l'appartenance à l'UE est essentielle à la survie de la Serbie. Il a mis en place une politique entièrement neuve qui vient contrecarrer tout ce qu'il avait l'habitude de dire et de défendre durant ses 15 années de carrière au Parti radical serbe.
Vučić était aux commandes de l'Etat quand il était Premier ministre et il le reste en tant que président, bien que la Serbie ne soit pas un régime présidentiel mais une démocratie parlementaire selon la Constitution.
Depuis les élections présidentielles de 2017, le gouvernement ne rend plus uniquement de comptes à l'Assemblée nationale, mais également au Président. M. Vučić choisit de fait chaque ministre et autre membre de l'administration sans exception.
Un professeur de l'Université de Belgrade, Stanko, 58 ans, déclare qu'il n'y a pas de démocratie en Serbie. « Nous avons au sommet une personne avec beaucoup trop de pouvoir qui nous fait croire que rien n'a changé depuis les années 90. » Il ajoute même : « ce système est celui qui se rapproche le plus d'une dictature car quelqu'un pourrait me tuer et ne pas en être tenu pour responsable ».
Majoritaire à l'Assemblée nationale, le SNS tire les ficelles de la politique, comme il le fait dans d'autres sphères. Des privilèges sont réservés aux plus loyaux, qui se voient récompensés par de hautes fonctions, ainsi que l'immunité. De quoi aboutir à un système pourri de l’intérieur dans lequel tous les emplois de la fonction publique sont occupés par une certaine catégorie de personnes. Inversement, ceux qui sont en désaccord avec la majorité docile deviennent des parias pour le régime. La liste des indésirables est remplie de membres de l'opposition et d'autres personnes qui partagent leurs avis divergents comme des scientifiques, des acteurs, des chanteurs, des universitaires et le reste de l'élite.
Comme d'autres jeunes Serbes, Olja, 20 ans, craint d'être forcée de quitter son pays un jour pour s'assurer un meilleur avenir. « Tout est corrompu et seule une minorité de privilégiés en profite. Ils abusent ensuite de leur position pour manipuler les pauvres sans instruction afin de rester au pouvoir ».
Le quatrième pouvoir en danger
La finalité de toute cette propagande est de donner une image publique parfaite d'Aleksandar Vučić, en le rendant plus proche des masses. Préoccupé par les problèmes du peuple, il ne dort pas, ne mange pas non plus. La journée de travail ordinaire n'existe pas pour lui, il fait des heures supplémentaires tous les jours pour subvenir aux besoins de ses compatriotes. Il est souvent décrit comme le meilleur étudiant que la faculté de droit de Belgrade ait connu. Pendant une tempête de neige en 2014, une vidéo de lui sauvant un enfant a été diffusée sur toutes les chaînes de TV, renforçant son personnage de sauveur. Les médias sous l'influence du gouvernement présentent M. Vučić comme un grand homme d'Etat, mais plus important encore, comme un être humain extraordinaire.
Au milieu de la campagne électorale de 2017, une base de données contenant les informations personnelles et les numéros de téléphone de 400 000 citoyens serbes a fait surface. Ils avaient été choisis au hasard, sûrement parce que leurs données étaient les plus faciles d'accès, et qu'ils ne faisaient pas partie d'un groupe social particulier. Le but de cette liste était de permettre aux militants de contacter les gens chez eux, de leur poser des questions liées aux élections et de les intimider légèrement par la même occasion. Cette base de données n'a pu être constituée qu'en accédant à des dossiers médicaux, à des listes de soutien et avec l'aide de Telekom Serbia, principale entreprise de télécommunications du pays. Cela constitue une violation directe des lois visant à protéger les données personnelles.
La propagande est aussi une violation directe de la liberté d'expression, de la liberté de la presse et du droit à l'information. Les exceptions existent mais leur nombre est en chute constante du fait des attaques fréquentes à l'encontre des journalistes. En 2014, Reporters sans frontières a souligné le fait que la liberté des médias était en déclin en Serbie. L'Association des Journalistes Indépendants de Serbie (NUNS) a recensé 69 attaques sur des journalistes uniquement pour l'année dernière. Contrairement aux soi-disant journalistes pro-régime, qui sont payés pour suivre des instructions, écrire et dire ce qu'on leur impose, être objectif et fidèle à la réalité peut être synonyme d'ennuis en Serbie. Le seul rôle des médias est de faire disparaître les informations à propos de meurtres politiques, de corruption, de vol, d'abus de pouvoir et d'autres actes criminels typiques de nos politiciens.
« Nous pouvons changer les choses »
La propagande serbe est conçue pour être impossible à éviter peu importe à quel point tu essaies. A un moment, l'espoir émerge et tu décides de voter, cependant, assez rapidement tu réalises que personne à part toi ne croit plus en rien ; ils ont tous subi un lavage de cerveau et il est peut-être temps pour toi aussi d'abandonner.
Olga a 18 ans et commencera ses études de relations internationales cette année. Mais selon elle, la plus grosse erreur serait de laisser tomber. « Chaque vote est important parce qu'il montre que nous pouvons changer les choses même si nous ne sommes qu'un individu. En matière de changement, chacun devrait commencer par lui-même ».
La Serbie est un pays de contradictions, avec des dirigeants supérieurs et un peuple inférieur. Le conflit éternel entre ces deux protagonistes a récemment conduit à des violences et des émeutes, mais la dynamique de pouvoir ne change jamais. Nous restons coincés entre l'espoir et de meilleurs lendemains, entre le passé et le futur, entre la réalité et le rêve. Cette réalité peut être absurde, inspirante ou franchement risible mais la plupart du temps elle est juste froide et sombre. De façon erronée, nous pensons qu'un sandwich sera notre porte de sortie, sans réaliser que nous sommes nos propres sauveurs, nous sommes le problème et la solution.
Pour surmonter la manipulation du gouvernement, les Serbes doivent apprendre à reconnaître les fausses nouvelles, et troquer la monnaie politique actuelle que sont les sandwiches, contre la vérité. Selon Miodrag, étudiant en informatique de 19 ans de Belgrade, procéder ainsi aiderait à changer la conscience politique des gens. « C'est la seule solution pour réparer les mauvaises décisions dans une société démocratique » dit-il. Et la première étape est d'avoir accès à la liberté d'expression.
Ce qui est encourageant, c'est que, même s'ils sont invisibles de la majorité, un nombre croissant de jeunes se tournent vers les réseaux sociaux, les manifestations et les mouvements de jeunesse pour dénoncer la situation politique en Serbie. Mais tout cela est vain si les gens ne votent pas. Anja, étudiante en sociologie de 20 ans, défend l'idée que « les gens devraient protester par le biais des élections et pas par des émeutes ». En espérant que ce courant sous-jacent invisible se révélera au grand jour avant les prochaines élections en 2020 et que leurs sandwiches seront symboles de solidarité et non de propagande sinistre.
Cover image (cc) Unsplash/pixabay
Translated from Ham or freedom: Propaganda in Serbia