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Portugal : la grogne tranquille

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Société

Un état social au régime sec, un système de santé en panne, 20% de pauvres et 20% en passe de l’être sans parler des centaines de milliers de Portugais qui ont dû faire le choix de l'émigration... le Portugal a bel et bien la saudade. Pourtant, le pays continue de narguer le voisin avec sa douceur de vivre et d’espérer des scénarios ponctués de happy end. Comment ? Dans la discrétion.

Onze heures du matin, un jeudi dans les rayons de l'hypermarché Auchan des Amoreiras, au cœur de Lisbonne. Les Amoreiras ? Le centre commercial chic de la capitale portugaise. Ici, la crise est une vue de l'esprit. Dans le calme, quelques Lisboètes font leurs emplettes. Parmi eux, un retraité prend son temps comparer le prix des shampoings. En revanche, quand je l’interpelle sur la crise ambiante, il va droit au but. « Faut dire qu’avec tous ces ripoux qui nous gouvernent, pas étonnant qu’on se retrouvent dans cette situation », grogne celui qui répond sous le nom de Luis Monteiro, 30 ans de gestion d’un magasin électroménager. « Mais maintenant, c’est fini tout ça. Les gens ce qu’ils aiment, c’est les centres commerciaux. » La vraie question, c’est peut-être celle de l’alternance en politique. Le problème, c’est que le vieil homme ne se la pose plus depuis longtemps. « Ils sont tous pareils, il suffit qu’ils arrivent au pouvoir pour faire le contraire de ce qu’ils ont promis. Au moins, ceux qui sont là, je les connais », grommèle-t-il avant de repartir, sans shampoing.

Galère et paix

Luis ne se fait pas d'illusions et il semble loin d’être le seul. Les sondages les plus récents promettent près de 70 % des intentions de vote aux partis de centre gauche et de centre droit – aux responsabilités – à l’occasion des législatives prévues l’automne prochain. L'autre jour, j'écoutais la chronique de Marcelo Rebelo de Sousa – un des présentateurs portugais les plus influents – qui racontait que, contrairement à la Grèce ou à l'Espagne, les gens d’ici sont conservateurs et n'aiment pas le changement. Selon lui, les partis traditionnels ont su apprendre avec les exemples voisins et font preuve d'une plus grande capacité de régénération interne que les autres pays d'Europe du sud. C'est une explication, mais imputable à un homme de droite fortement lié au pouvoir en place.

Dans les faits, il est bon de rappeler que depuis l'arrivée de la Troika, mi 2011, 400 000 emplois sont partis en fumée, le chômage a explosé à plus de 13 % - 35 pour les moins de 25 ans – tandis que près de 120 000 personnes abandonnent le pays tous les ans. Un scénario à la grecque et qui contraste pourtant avec une relative paix sociale. Ici, pas de manifs, pas d'éclosion d'une gauche radicale ou participative : ceux-là, restent cantonnés à un électorat bobo qui ne dépasse pas les 5 % dans les intentions de vote. 

« Quand les choses vont mal au Portugal, on se retourne plus vite vers le cocon familial que vers les forces politiques. Du coup, les espaces d’expression du politique comme la rue ou les partis se retrouvent très vite désertés. » Alexandre, 36 ans, fait partie de cette minorité de Portugais qui milite dans un mouvement citoyen. Une bière à la main, ce jeune avocat m’explique que le clivage droite-gauche est éculé. Aujourd'hui, la véritable frontière est celle qui sépare les partis bourgeois du pouvoir d'un côté et les mouvements ou partis populaires de l'autre. 

Le Portugal de la marge

Le Portugal est-il condamné à être l'exclu de cette onde de réformes politiques qui balayent l'Europe ? Le pays n'est pas vraiment connu pour ses élans réformateurs. Toutefois, comme le souligne le sociologue Gilberto Gil, une donnée majeure est venue brouiller les cartes : le mécontentement des plus jeunes. Plus instruite, plus informée et même si elle délaisse les mécanismes habituels de contestation, la jeunesse portugaise réinvente un vivre-ensemble très axé sur le collaboratif. Colloc’, co-voiturage, récup’... autant d’innovations qui deviennent de plus en plus la norme chez les moins de 25 ans.

Incarnation de cette nouvelle génération : Sofia, une habituée de la fameuse foire aux puces lisboète - la Feira da Ladra - où je la retrouve assise sur un tabouret, depuis lequel elle vend ou revend pas des fringues féminines. Cette licenciée en communication culturelle de 25 ans n'a jamais trouvé autre chose que des stages non rémunérés dans le secteur. Du coup, elle souhaite désormais se reconvertir dans la menuiserie. Entretemps, Sofia travaille dans un restaurant en plus d’effectuer une série de petits extras. « Non, je n’ai jamais voté, et franchement ça me passe à côté », affirme-t-elle. Sofia est l'exemple de la Lisboète débrouillarde pour qui ça ne sert à rien de se plaindre ou de brandir des pancartes. Pour la jeune fille, l'essentiel, c'est de s'adapter : « bien sûr que j'aimerais que ça change mais je crois pas que ça passe par le politique. De toute façon, tout le monde sait que c'est l'Allemagne qui impose ses politiques aux gouvernements ».

De fait, Sofia construit sa vie en dehors du système, travaille au noir, ne vote pas, ne parade pas aux manifs mais gagne sa vie, défend ses valeurs et fait partie de ce Portugal à la marge, qui se réinvente au quotidien sans une idée précise ni de ce qu'il est ni de ce qu'il peut devenir. Un futur incertain qui couve une insatisfaction très certaine, surtout auprès des plus jeunes. Car au final, ce sont eux qui peuvent à l'instar de la Grèce ou de l'Espagne, être l'élément déclencheur d'un changement politique et social. Bien plus complexe que le choix entre deux shampoings...