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Pie Tshibanda : « les Européens n'ont pas envie de se regarder en face »

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BrunchPolitique

Ecrivain et conteur congolais exilé en Belgique, Pie Tshibanda, 55 ans s'est baptisé le ‘fou noir au pays des blancs’. Lucide et optimiste, il veut surtout donner la parole à ceux qui ne l’ont pas.

« Samedi, dix heures, chez moi ». Telle est la réponse de Pie Tshibanda quand je lui demande de me proposer un café bruxellois. Un peu désemparée, me voici en route pour le petit village de Tangissart, à une trentaine de kilomètres de Bruxelles. Dans ses spectacles, cet humoriste touche-à-tout parle beaucoup de ses six enfants : ce matin-là, l'un m'ouvre la porte, l'autre me dédie un sourire, un troisième vient manger dans la cuisine où se déroule l'interview.

L'avocat des sans-voix

Psychologue, écrivain et conteur, Pie Tshibanda puise son inspiration dans l’histoire de son pays. « Certaines personnes qui m'ont lu au Congo m'ont parfois fait la remarque : 'Mais tu écris toujours des choses tristes'. Je leur ai répondu: 'Excusez-moi, c'est la vie que j'ai menée'. » Licencié en psychologie de l’université de Kisangani à la fin des années 70, Tshibanda se consacre rapidement à l'enseignement, tout en continuant à écrire.

Quand mon interlocuteur évoque les débuts de sa prose, je retrouve, transposé dans une salle à manger où le crépitement du riz se mêle au parfum aigre-doux des épices, le conteur des salles de spectacle. Ce matin, Tshibanda n’arbore pas la chemise africaine aux mille couleurs qu’on lui connaît. Mais le sourire, le regard malicieux, la gestuelle sont restés les mêmes. Le sujet de ses premiers livres ? « Ca va te faire marrer », me lance t-il avec un clin d’oeil : « mes déceptions amoureuses ».

Mais Tshibanda se consacre aussi aux thèmes plus graves qui affectent la société congolaise de l’époque, comme la prostitution ou le délit de sorcellerie. « Je venge tous ceux qui ont souffert,» explique t-il. « Je remplis ma mission d'écrivain : celui qui parle au nom de ceux qui ne peuvent pas parler, l'avocat des sans-voix ».

L'histoire de Pie, celle qu'il raconte au fil de ses spectacles 'Un fou noir au pays des blancs' et 'Je ne suis pas sorcier', commence au début des années 1990. « Les choses changent à ce moment et Mobutu est sur le point de quitter le pouvoir. Il en veut à mort à l’opposant numéro un du Congo, Etienne Tshisekedi [ancien Premier Ministre du Zaïre, actuelle République Démocratique du Congo], un ‘Luba’ originaire de la région du Kasaï. Pour affaiblir Tshisekedi, Mobutu décide de s’en prendre à la communauté kasaïenne », m’explique Tshibandi. Beaucoup d’entre eux, installés dans la province du Katanga pour travailler dans les mine, vont périr lors de l’épuration ethnique ordonnée par le dictateur Mobutu.

Pie Tshibanda, lui-même originaire du Kasaï, a dénoncé les massacres à travers une bande dessinée et un film vidéo. « A partir de ce moment, les choses ont basculé : je cessais d'être le réfugié ordinaire pour devenir le témoin gênant qui laisse des traces,» se souvient t-il.  « Il m'a fallu partir du jour au lendemain ».

La valise de Pie

Son arrivée en Belgique, il la retrace avec beaucoup d'humour sur les planches. Mais devant moi, le sourire qui accompagne une anecdote ironique ne fait que passer sur son visage. « Je viens du Congo, mais j'amène une valise avec moi. Je ne suis pas quelqu'un qui est venu les mains vides, qui vient pour tendre la main et tout prendre». Dans ses textes, l'humour et la mort cohabitent, parce que «le rôle de l’humour c’est faire passer une pilule amère avec un petit peu de sucre», dit-il.

Peu avant son exil, Tshibanda travaillait comme psychologue d’entreprise à Lubumbashi. A son arrivée en Belgique en 1995, il s’inscrit à l’Université de Louvain-la-Neuve et suit d’autres cours. Les premières années seront celles de la solitude : mille obstacles administratifs empêchent sa femme et ses six enfants de le rejoindre en Belgique.

Une autre version de l'Histoire

Dans la salle à manger aux murs jaunes et violets, baignée du frêle soleil printanier, je me surprends à penser à la maison que Pie Tshibanda a construit à Lubumbashi, et qu'aujourd'hui il a transformée en dispensaire. « J'ai trouvé ici du respect, et paradoxalement plus que dans mon propre pays ». Après un silence, Tshibanda pointe soudain un doigt sur moi : « J'ai reçu ici deux médailles d'honneur. Et à chaque fois j'ai eu envie de pleurer en me disant : il a fallu que je vienne en Belgique pour obtenir une médaille. Comme quoi, nul n'est prophète chez lui ».

Sur scène, Pie Tshibanda n'hésite pas à rappeler le passé colonial de la Couronne de Belgique. « C'est elle qui a remis le Congo à la Belgique. Il faut savoir que pendant la colonisation on a coupé les mains de ceux qui ne produisaient pas suffisamment. Je pense que les Européens n'ont pas envie de se regarder en face ».

Quarante-six ans après l'indépendance du Congo, Joseph Kabila est devenu le premier président légitimement élu, selon la presse internationale. Mais pour Tshibanda, « l'histoire se répète, tout simplement ». Les bruits de la télévision et les éclats de voix de ses deux cadets me ramènent de Kinshasa vers Tangissart.

Quand je l'interroge sur le rôle de l'Union européenne dans l'avenir politique de la RDC, sa réponse est lapidaire : « L'Union européenne va jouer un grand rôle dans la construction de ce qu'elle appelle la démocratie, mais qui chez nous risque de donner une nouvelle dictature ».

Le jugement de Tshibanda sur l'Europe est sévère mais non dénué d'espoir : « je voudrais que cette Europe-là ne soit pas seulement une Europe économique, qu'elle soit aussi une Europe sociale. Qu'elle ait une dimension humaine. Si l'élargissement peut apporter un équilibre dans le monde, ça peut être quelque chose de magnifique».

Sur le divan du Docteur Babel

Le principal trait de votre caractère ? Optimiste

Et celui dont vous êtes le moins fier ? Je suis conscient des mes potentialités

Quel est l’événement dont vous êtes le plus fier dans votre vie ? Mon expérience littéraire

Votre plus grande peur ? Que l’un de mes enfants ne devienne pas un Homme avec un grand H.

Quelle est la faute la plus grave selon vous ? La médisance

Qu’est-ce que le mot « Europe » évoque pour vous ? Puissance, égoïsme, richesse

Est-ce que l’Europe a des frontières selon vous ? Oui. Même si on supprime les frontières géographiques, il restera toujours les frontières linguistiques, historiques et culturelles

Quelle personnalité vous a le plus marqué en Europe ? Le roi Baudouin. Il a su garder sa liberté tout en respectant la liberté des citoyens.

Quels avantages vous apporte l’Europe ? La liberté de penser et d’expression

Est-ce que la Constitution Européenne vous paraît nécessaire ? Oui, il vaut mieux parler le même langage. Je ne peux pas comprendre les gens qui tout en adhérant à l’Europe prônent le nationalisme.

Selon vous, est-ce que la Belgique joue un rôle important dans l’Europe ? Oui. D’abord, c’est la capitale de l’Europe. Ensuite, lorsque des pays trop puissants devront s’affronter, on trouvera les compromis dans les petits pays, parce que le petit pays n’aura pas des ambitions démesurées.

Quel événement « européen » vous a le plus marqué ? La suppression des frontières

L’Europe dans 15 ans ? De plus en plus de pays vont adhérer à l’Union Européenne. J’ai peur que pour résoudre les questions liées à l’élargissement, vous ne soyez tentés d’aller prendre dans le monde la part du lion.