Pasolini renaît des cendres de Sarajevo
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Sophie JanodLe poète frioulan a incarné un message de paix pendant les Rencontres Internationales de la Poésie qui se sont tenues à Sarajevo du 3 au 5 octobre 2008. La Ricotta, La terre vue de la lune et Qu’est-ce que les nuages ont été commentés par des poètes venus du monde entier.
Cent pages de poésie en Bosnie pèsent autant qu’un kilo d’or. Et les pages des poètes étrangers s’abîment dans les vitrines des librairies de Sarajevo. Là où, une fois la rue Marsala Tita traversée, vous faîtes vos premiers pas à côté d’immeubles encore marqués par les projectiles et vous pouvez sentir le poids de l’histoire tomber sur vous. Pier Paolo Pasolini écrivait : « Qu’est-il arrivé dans le monde après la guerre et l’après-guerre ? La normalité. Oui, la normalité. Dans l’état de normalité, les gens ne regardent pas autour d’eux : tout, autour d’eux, se présente comme « normal », privé de l’excitation et de l’émotion des années de l’urgence. L’homme tend à s’endormir dans sa normalité, il oublie de réfléchir sur lui-même, il perd l’habitude de se juger, il ne sait plus se demander qui il est. C’est à ce moment qu’il faut créer, de façon artificielle, l’état d’urgence : ce sont les poètes qui s’en chargent. Les poètes, ces éternels enragés, ces champions de la rage intellectuelle, de la furie philosophique. »
En octobre dernier, Sarajevo s’est souvenu de Pasolini, assassiné entre le 1er et le 2 novembre 1975, et a laissé des poètes bosniaques et étrangers accueillir sa mémoire. Aujourd’hui, aucune autre ville ne correspond aussi bien à La Rabbia (texte du poète frioulan qui aurait dû devenir un film) de Pasolini. Surtout car les vers de La Rabbia n’ont pas trouvé d’acquéreur et car la « normalité » qui arrive après la guerre est seulement une réalité mise entre parenthèses.
Le Sarajevo d’entre les ruines
Pour rejoindre le Théâtre Bosna, où les auteurs ont visionné les court-métrages de Pier Paolo Pasolini et tenu des lectures , il faut traverser le centre tout entier, et c’est comme si on parcourait en modèle réduit la route qui, des côtes de la Croatie (en débarquant à Dubrovnik), mène à l’intérieur de l’ex-Yougoslavie. La Sarajevo de Miljacka cache, grâce aux façades de nouveaux édifices, une ville entière qui n’est encore que ruines. Elle l’enserre entre les deux rues principales, la première (la rue Marsala) aux saveurs occidentales, la seconde (le quai Obala Kulina Bana) historique et mystique (c’est sur un de ces ponts, « Le pont de l’attentat » qu’a été assassiné l’Archiduc Ferdinand). Tout autour il y a des mosquées, plus ou moins récentes, en construction.
« Aujourd’hui, la poésie est l’unique genre littéraire encore en mesure de générer un vrai dialogue entre les cultures, entre Orient et Occident. Ce qui me frappe le plus est de voir les minarets et les palais européens, et les visages humains fondus dans la profondeur entre les deux », raconte le poète italien Giuseppe Conte alors qu’il marche en scrutant un peu le paysage et un peu ses chaussures.
Cru, réaliste et violent
A la fin des cours, les étudiants se donnent rendez-vous devant la grande cathédrale orthodoxe de la Ferhadija, alors que des mégaphones de la Mosquée de Gazi Husrev Beg retentissent les voix des prières musulmanes et que les hommes d’affaire s’assoient et sirotent un Coca Cola en enlevant leur veste. Exactement la vie qu’anticipait le Pasolini de La Ricotta (1967). Pendant les projections (les films ont été sous-titrés en bosniaque), Francis Combes (poète français qui écrit sur les classes sociales les plus démunies) se tient le menton et à la fin, il se laisse aller à une seule phrase : « Génial ! Cru, réaliste et violent ». Il a ri à la boutade de Welles, dans La Ricotta, sur la bourgeoisie italienne comme étant la plus ignorante d’Europe.
Au fond de la (minuscule) salle, Rafael Courtoisie (écrivain et poète uruguayen) parle de Pier Paolo Pasolini dans son espagnol sud-américain : « Un homme viscéral et fou », pendant que le générique prend fin, le vidéoprojecteur recommence à tourner. Giacomo Scotti (italo-croate) conclut : « Au terme des conflits, les hommes très cultivés accomplissent leur devoir comme l’a fait Pasolini. Ils rétablissent les connections entre les hommes. »
L’alternative à la violence
La route pour rentrer à l’hôtel Astra ganj, où les poètes sont logés, semble offrir une toute autre image de Sarajevo. Les lumières des librairies sur la rue Marsala restent allumées pour illuminer les vitrines : parmi tous les livres présentés, on trouve Pamuk, Coelho ou Izet Sarajlic (le poète bosniaque auteur de Les gens sont heureux quand les vers se rencontrent). En passant sous un manifeste électoral, Almir Kolar, jeune poétesse, me montre le visage d’un homme chauve et sérieux : « C’est Abdullah, un célèbre poète. Il est candidat aux élections communales : il est centriste, musulman et nationaliste. » Pro-européen également, disent-ils. Pier Paolo Pasolini terminait La Rabbia en annonçant que l’alternative à la violence mondiale du sang, comme unique garantie pour la paix perpétuelle et véritable, était le « sourire de l’astronaute » qui indique la route du cosmos. Sarajevo (des vers et des poètes) parie encore sur la voie de la terre.
Translated from Pasolini visto dalla terra: La Rabbia a Sarajevo