Partie II : vers l’extinction des jours fériés ?
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Après avoir brièvement analysé la fonction des jours fériés au sein de nos sociétés dans une première partie, nous allons nous attacher dans cette deuxième partie à observer l’évolution des jours fériés de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui et leur cohabitation peu avantageuse avec le capitalisme industriel, puis le néolibéralisme.
Comme nous l’avons vu dans la première partie de ce dossier, les jours fériés peuvent être considérés sous deux angles.
Premièrement, ces jours remplissent une fonction au sein d’une société et sont au service d’une superstructure, par exemple la religion, la nation. Chaque superstructure représente les intérêts d’un groupe social distinct dont l’existence dépend du soutien de la société dans laquelle il prend pied. Les jours fériés ont alors pour rôle de garantir, aux côtés d’autres actions acculturatives – comme la création d’une histoire commune mythique, l’imposition d’une langue commune -, une forte identification des hommes par la ritualisation de leur vie autour d’une superstructure. Ces fêtes contribuent ainsi à assurer la survie de la superstructure, souvent en lutte contre une autre superstructure, en préservant la cohésion des hommes sur la base d’un système de valeurs, de pensées, de rituels commun.
Deuxièmement, ces fêtes peuvent être appréhendées comme autant d’indicateurs quant à l’état d’un rapport de force entre différentes superstructures, soit de même nature (une nation contre une autre), soit de nature différente (le christianisme face à la nation). Ainsi, que des fêtes religieuses et nationales cohabitent dans nos calendriers reflèterait la cohabitation de deux superstructures dans une même société. Dans ce cadre, nous avions alors émis l’hypothèse que l’émergence du 9 mai, journée de l’Europe, comme jour férié et chômé marquerait une pénétration plus forte de l’Union européenne au sein des sociétés constitutives de ses États membres.
Ceci dit, ce second développement est certainement incorrect dans le cas du capitalisme. La nature même du dogme qui régit le capitalisme le pousserait plutôt à combattre les jours « chômés », perçus comme une perte de production et donc une perte de profit pour les détenteurs du capital. L’expression de sa domination sur une société donnée serait par conséquent la disparition même des jours fériés.
Or, si nous nous penchons sur l’évolution des jours fériés en Europe ces deux derniers siècles, force est de constater que leur nombre a diminué de façon drastique. Une diminution qui parait d'autant plus abrupte si l'on prend le temps de remonter le cours de l’histoire jusqu'au Moyen-Âge.
L’âge d’or des jours fériés
Il est difficile d’appréhender le temps de travail avant l’ère industrielle. Néanmoins, selon l'historienne française Jacqueline Lalouette, et la sociologue américaine Juliet Shor, il ne fait aucun doute que les travailleurs faisaient bien moins d’heures par an que ceux d’aujourd’hui, mais sur des périodicités plus irrégulières, selon les saisons, mais aussi selon les fêtes religieuses.
Ainsi, Nicolas Senèze, journaliste spécialisé sur les questions religieuses, nous rappelle qu’en France, les jours fériés se sont structurés tout d’abord autour de l’ensemble du cycle pascal depuis le carême (IIIe siècle), jusqu’à la Pentecôte (IVe siècle), Noël (IVe siècle). Puis sont venues s’ajouter les fêtes mariales et celles des grands saints (IVe et Ve siècles), ainsi que de nombreuses autres fêtes liées au Christ. Ainsi, sous l’Ancien Régime, les lois de l’Église garantissaient au travailleur 90 jours de repos (52 dimanches et 38 jours fériés) pendant lesquels il était strictement défendu de travailler.
Au Royaume-Uni, au XIVe siècle, selon certains comptes seigneuriaux, les serfs travaillaient en moyenne 175 jours par an, pour un volume horaire annuel de 1400 heures.
Outre-Rhin, dans le Saint-Empire romain germanique, les paysans jouissaient dans certains états impériaux de plus de cent jours de fête religieuse. Lors des périodes hautes, il pouvait y avoir une journée chômée tous les trois jours en plus du dimanche !
Globalement, au bas Moyen-Âge, dans la plupart des États européens, un quart à un tiers de l’année était chômé. L’inflation des fêtes était d’ailleurs telle que le concile de Trente au XVIe siècle convoqué par Paul III procéda à une première suppression d’un certain nombre d’entre elles. Mais le glas de l’âge d’or des jours fériés a sonné avec la révolution industrielle.
L’histoire d’une quasi-extinction
Globalement en Europe, les jours fériés ont connu une évolution similaire depuis deux siècles. Avec l’avènement de la révolution industrielle, les jours fériés et les pauses dominicales deviennent une cible de choix du patronat et des forces anticléricales et souvent libérales de l’époque. Rapidement, les jours chômés sont réduits à des proportions infinitésimales. Puis lentement, par les luttes sociales, mais aussi par le traditionalisme de la paysannerie et d’une frange de la bourgeoisie, de nombreuses journées religieuses et chômées sont réinscrites dans l’ordre calendaire au cours des décennies. Depuis le dernier quart du XXe siècle, avec l’atonie des économies et l’émergence concomitante du néolibéralisme, les jours fériés font de nouveau l’objet de nombreuses critiques, qui se sont durcies et acérées depuis l’irruption de la crise économique de 2008.
La Révolution française et le passage de l’ère féodal à l’ère du capitalisme
« [Le jour de repos] était le grand crime du catholicisme, la cause principale de l’irréligion de la bourgeoisie industrielle et commerçante. Sous la révolution, dès qu’elle fut maîtresse, elle abolit les jours fériés et remplaça la semaine de sept jours par celle de dix. Elle affranchit les ouvriers du joug de l’Église pour mieux les soumettre au joug du travail. »
C’est en ces termes que Paul Lafargue, l’auteur du « Droit à la paresse », dénonce l’empressement des industriels au lendemain de la Révolution française pour supprimer les fêtes religieuses. En effet, la Révolution française, selon certains historiens d’inspiration marxiste, comme Albert Soboul, aurait été une voie originale de passage du mode de production féodal à un mode de production capitaliste. Elle aurait été le point de départ de l’avènement de la bourgeoisie industrielle au pouvoir politique. Ainsi, la Révolution française par anticléricalisme d’une certaine frange des forces révolutionnaires, dont les libéraux et déistes, a supprimé massivement les fêtes religieuses et aussi les dimanches. En 1802, il ne restait plus que quatre jours fériés, soit un par saison. Étrangement, sous la Restauration cette suppression n’a pas été remise en question.
Mais face aux remous des forces conservatrices associant paysannerie et petite bourgeoisie catholique, ainsi que les luttes sociales, quelques jours parmi les « fêtes d’obligation », ainsi que le dimanche, sont progressivement remis au calendrier républicain. En 1886, sous la IIIe République, les lundis de Pâques et de Pentecôtes sont ainsi rétablis.
Plus d’un siècle plus tard, en 2003, l’État français a tenté de supprimer le lundi de Pentecôte, mais s’est heurté à de nombreuses protestations et résistances, bien que cette fête n’ait plus de signification religieuse, puisqu’elle n’est plus solennisée depuis le Vatican II. La Pentecôte est un acquis social.
Malgré cette déconvenue, les journées fériées sont régulièrement pointées du doigt par les forces libérales, car jugées trop coûteuse pour l’économie, notamment quand elles sont combinées aux ponts. Cette année, par exemple, le mois de mai a été particulièrement généreux, il suffisait de poser trois jours pour profiter de douze jours fériés. Ainsi, l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing s’en est pris au 8 mai sur Europe 1 le mois dernier . « Ce n'est pas simplement une journée fériée, c'est aussi une journée chômée, où la France ne travaille pas, où la France, qui n'a pas de croissance, qui est affaiblie économiquement, va avoir trois jours où elle ne travaille pas. C'est tout à fait illogique », avait-il alors déclaré.
Le cas français est loin d’être une exception, et de nombreux autres pays ont suivi et suivent la même tendance.
Quelques exemples ailleurs en Europe
En Belgique, les jours fériés ont connu une évolution comparable. La révolution liégeoise de 1789, qui est considérée comme la réplique belge de la Révolution française, a mis un terme à de nombreuses congrégations religieuses et en même temps aux fêtes religieuses.
Aujourd’hui, il existe dix jours fériés en Belgique. Mais leur nombre est actuellement remis en cause par le patronat et certains partis politiques. Sur la base de l’exemple français, pourtant peu concluant, l’Union des classes moyennes, une organisation patronale belge francophone, propose ainsi la suppression du Lundi de Pentecôte.
Outre-Rhin, le constat est similaire. En Bavière, et dans les États du sud du Saint-Empire romain germanique, les jours fériés sont rapidement tombés d’une centaine à moins d'une vingtaine au début du XIXe siècle, malgré la prégnance très profonde de l’Église catholique et une révolution industrielle lente. L’unification sous Bismarck à la fin de la guerre en 1871, ne remédia en rien à leur suppression.
Actuellement, les jours fériés en Allemagne varient d’un Land à un autre, d’un minimum de 9 à Berlin à un maximum de 13 en Bavière. Mais de récents sondages montrent qu’en 2012 plus d’un tiers des Allemands ont travaillé le dimanche et/ou lors d’un jour férié, les dérogations allant bon train. Ainsi, devant cet état de fait, de plus en plus de voix s’élèvent et réclament la réduction du nombre de ces jours fériés.
La Grande-Bretagne, qui a enfanté la révolution industrielle, a connu le même reflux de jours fériés. Au début du XIXe siècle, ils avaient disparu du paysage calendaire, seuls les dimanches étaient déclarés comme jours de repos. C’est avec la montée des forces syndicales, là aussi plus précoce qu’ailleurs en Europe, que rapidement les revendications sociales remettent quelques jours fériés aux calendriers des Britanniques, avec notamment le Bank Holiday Act en 1871.
Aujourd’hui, les jours fériés entre les quatre nations constitutives du Royaume-Uni varient de 8 à 10 jours. Là aussi, ce nombre semble encore trop élevé à l’heure de la crise aux yeux de certains économistes et de nombreux libéraux et conservateurs. Par exemple, selon le Think Tank britannique, le Centre for economics and business research, ces jours coûteraient 19 milliards d’euros en 2013, chiffre depuis repris regulièrement par les Tories et les Lib-dem ainsi que par de nombreux médias.
L’année dernière, le Portugal a franchi le pas et a supprimé pas moins de quatre jours fériés sacrifiés sur l’autel de la compétitivité et du redressement économique du pays. Le petit pays lusophone pourrait servir d’exemple en Europe et encourager de nombreux gouvernements à emprunter la même voie sous le prétexte thatchérien qu’il n’existe aucune autre alternative.
Inventaire non exhaustif des griefs à l’encontre des jours fériés
Car les raisons invoquées pour tordre le cou aux jours fériés ne manquent pas. Comme nous l’avons vu, le mobile le plus souvent cité est celui du coût économique que représentent ces journées chômées dans nos économies sinistrées. Même si des voix s’élèvent de-ci de-là pour dire qu’une hausse de productivité est constatée les jours précédents les fêtes, ce qui viendrait compenser en partie les pertes, ou encore pour affirmer, chiffres à l’appui, que le secteur de l’hôtellerie et de la restauration – premiers employeurs dans de nombreux États – assoient leurs chiffres d’affaires grâce justement à ces fêtes civiles et religieuses.
Mais les partisans de la disparition ou tout du moins de la réduction des jours fériés allèguent la nécessité du respect de la diversité des confessions religieuses au sein de nos sociétés et plaident pour leur disparition pure et simple. En contre-pied, certains, à l’instar d’Eva Joly lors des présidentielles de 2012, rétorquent qu’il faudrait rajouter au contraire des fêtes religieuses à nos calendriers comme le Yom Kippour pour les juifs, ou l’Aïd-El-Kébir pour les musulmans afin de refléter la diversité confessionnelle de nos sociétés. Or, entre les deux options, le cœur du capital ne balancerait vraisemblablement pas longtemps.
Enfin, leur suppression relèverait de la santé publique. En effet, qui dit moins de jours fériés, dit moins de trafic routier, donc moins d’accidents, dit moins de festivités, donc moins d’incidents liés aux égarements éthyliques. Par ailleurs, une étude épidémiologique menée en 2010 outre-Atlantique semble faire mentir Paul Lafargue et montrerait que le taux de suicide serait plus élevé lors des jours fériés. Les supprimer pourrait être alors considéré comme un acte préventif face aux comportements suicidaires.
Quel avenir pour les jours fériés ?
Le célèbre économiste John Maynard Keynes avait été clairvoyant quant aux conséquences du traité de Versailles. Il l’a moins été lorsqu’il prédit dans ses « Perspectives économiques pour nos petits enfants », que nous ne travaillerons plus que 15 heures par semaine au début du XXIe siècle. Même si un fléchissement du volume horaire hebdomadaire est à constater, nous sommes très loin des projections de l’éminent économiste britannique. Le travail se flexibilise, s’introduit avec l’avènement de la technologie mobile dans nos sphères privées, rendant la quantification des heures travaillées d’autant plus difficile. Les dimanches et les jours fériés sont désanctuarisés, ce qui laisse présager une inflation du volume horaire travaillé qui se ferait dans le dos des statisticiens.
Dans un tel contexte, que nous proposent les pourfendeurs des jours fériés ? Il existe deux scénarios possibles. La première est celle du maintien des jours fériés. Dans ce cas-ci, il faudrait alors augmenter les heures de travail hebdomadaires pour contrebalancer leur coût économique, comme ce peut être le cas en Corée du Sud, qui a 15 jours fériés, mais qui travaille 500 heures de plus en moyenne que le Royaume-Uni. Par ailleurs, un chercheur britannique du Center for Economics and Business Research propose de préserver leur nombre, mais de les étaler sur toute l’année afin de réduire leur impact économique. Selon ce même chercheur, certainement plus économiste que psychologue, un tel échelonnement des jours fériés permettrait en outre aux travailleurs de plus les apprécier que quand ceux-ci sont concentrés sur un court laps de temps. La deuxième option est celle de la réduction des jours fériés à leur strict minimum compensée par une augmentation des jours de congé payé. L’idée serait ici d’abattre les jours fériés, ces monolithes qui font obstacle à la production et au profit, afin de fluidifier les flux de travail. En espérant que les travailleurs ne soient pas tentés par habitude et par commodité à poser des jours de congé au même moment de l’année.