Partie I : Le sens caché des jours fériés
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Nous arrivons à la fin du mois de mai, connu et apprécié pour ses nombreuses fêtes qui permettent ses grandes enjambées festives souvent prolongées par la pratique largement répandue du pont. Cependant, sous des apparences bénignes et bienfaitrices, ces fêtes soulèvent bien des débats au sein de nos sociétés actuelles.
Sur le plan social, elles marquent une pause dans la vie actuelle des hommes entièrement ordonnée autour du diptyque produire/consommer. Elles permettent de cette manière une respiration sociale et cadencent les existences. En revanche, sur le plan économique, elles font l’objet de réguliers coups de boutoir dans le champ politique et médiatique quant au coût qu’elles feraient peser sur les économies nationales, coût qui serait d’autant plus insupportable à l’heure où les États membres de l’UE traversent une crise structurelle sans précédent.
Il serait réducteur toutefois de circonscrire les jours fériés à leur simple dimension économique, de simples journées chômées qu’il faudrait faire passer par pertes et profits. Ces fêtes ont une fonction au sein de nos sociétés et jouent pour certaines encore un rôle symbolique fort dans l’imaginaire collectif -même si elles ont été peu à peu évidées de leur sens premier au fil du temps et détournées par le consumérisme ambiant de ces dernières décennies. Qu’elles soient chantées ou décriées, elles ont rempli et remplissent encore une fonction structurante au sein des sociétés qui va bien au-delà de la simple pulsation de la vie sociale : elles participent à des logiques de survie d’organisations sociales à grande échelle.
Le jour férié relève d’une stratégie de survie
À l’origine certainement apparus de façon spontanée puis répandue par mimétisme ou par contrainte, la plupart des jours fériés célébrés encore aujourd’hui ont été créés dans une logique de consolidation de groupes d’hommes par homogénéisation de leurs pratiques au service d’une superstructure plus ou moins abstraite (l’Église, plus récemment la nation, la classe ouvrière) souvent en état de guerre larvée ou ouverte contre une ou d’autres superstructures (le paganisme, les autres religions monothéistes, les nations rivales, la classe bourgeoise).
Ainsi, trois grands types de fêtes cohabitent à l’heure actuelle, celles religieuses, celles nationales et celles associées à des revendications de divers ordres.
Les fêtes religieuses : un outil de lutte contre le paganisme
Au sein des sociétés européennes structurées durant ces deux derniers millénaires en grande partie autour du christianisme, les fêtes religieuses sont les plus ancrées à travers le continent et par là même les plus communément célébrées. Véritable liant sociétal transeuropéen et transcontinental, elles avaient pour rôle premier de créer un cadre propice à la « communion » des hommes autour de l’institution religieuse et ainsi d’assurer une forte identification des premiers à cette dernière, de créer un rapport de domination par hégémonie culturelle progressive au profit d’une ou plusieurs élites (cléricales et de noblesse). Partant, elles contribuaient à la mise sur pied d’une « police d’adhésion » au sein de la communauté chrétienne d’une part et de forces de lutte contre les cultes et religions rivales d’autre part.
Il est intéressant à ce titre de constater que nombre de fêtes religieuses ont été construites sur la base de célébrations païennes dédiées aux saisons, aux astres, à la nature. Ainsi Pâques, fixés au premier dimanche suivant la pleine lune de l’équinoxe de printemps, trouverait son origine dans des cultes bien antérieurs à l’ère chrétienne, certains y voyant la célébration d’Attis, d’autres de Tammuz, deux divinités associées à la renaissance et à la fertilité et qui étaient largement vénérées à travers l’Empire romain. De même, la journée dominicale est véritable paganisme résiduel, qui durant plusieurs millénaires a été consacrée au soleil - d’où le Sonntag allemand ou encore le Sunday anglais - avant que l’Église ne se l’approprie et la fasse correspondre au septième jour de la Genèse, celui du repos de Yahvé.
Le prosélytisme chrétien était en effet à la fois brutalement excluant et insidieusement inclusif. Par exemple, il semblerait que l’iconographie chrétienne ait été progressivement élargie par la multiplication de saints présentant des propriétés différentes, afin de mieux intégrer la diversité des divinités issues des religions polythéistes.
Les fêtes religieuses ont pu être ainsi une arme de choix dans l’arsenal ecclésiastique dont le but était de garantir la survie de l’institution dans un premier temps et sa consolidation dans un deuxième temps. Ainsi jusqu’au bas Moyen-Âge, près d’un quart à un tiers de l’année était consacré à des fêtes religieuses qui étaient chômées.
Or, à partir de la fin du XVIIIe siècle, l’Église, qui s’était évertuée à annihiler le paganisme, à assurer sa survie puis à stabiliser son environnement, doit faire face à l’essor du capitalisme industriel et à la montée des nationalismes en Europe. Perdant peu à peu les leviers de pouvoir qui lui permettaient de régler la vie des chrétiens, elle cède du même coup nombre de jours religieux qu’elle avait institués avec l’aide des régimes monarchiques qu’elle soutenait – d’où leur essence divine - et qui se sont au fur et à mesure étiolés si ce n’est effondrés.
Le capitalisme est par nature contre l’instauration de jours fériés, car vus comme une perte de production et donc de profit. La nation au contraire présente des caractéristiques similaires à celles de l’Église et des mécanismes homologues pour assurer sa survie. Elle a, selon cette logique, apposé ses propres jours fériés sur le calendrier des hommes.
Les fêtes nationales : la célébration d’un peuple ou de peuples ( souvent contre d’autres peuples)
Les fêtes nationales répondent partiellement de la survie de la nation, qui est, tout comme l’Église, un objet social construit de façon plus ou moins consciente par une élite intellectuelle et politique en interaction permanente avec la société qu’elle cherche à ordonnancer à son profit. En outre, la nation se construit par négation d’autres superstructures de même nature, en l’occurrence ici l’émergence d’autres nations. Ces fêtes nationales rythment et scandent la vie des citoyens nationaux, célèbrent la mémoire de personnalités historiques, des morts tombés au front pour la patrie, ou encore commémorent la fondation d’un régime d’État, qui serait ipso facto l’émanation de la volonté du peuple. Par un lent processus d’acculturation, de ritualisation, à l’instar de l’Église, la nation a été peu à peu déifiée, et paradoxalement peu à peu dotée de qualités humaines, douée de mémoire, douée de sentiments, tels que la joie et la douleur. Par la même, les fêtes nationales ont eu un rôle primordial à jouer.
Cependant, contrairement aux fêtes religieuses, qui sont par nature inscrites dans le champ spirituel, les fêtes nationales sont inscrites dans celui temporel, car liées à l’action politique. Par conséquent, elles sont plus éphémères et aussi clairement plus disparates au niveau d’un continent comme l’Europe, morcelé entre différents peuples identifiés en autant de nations. Ainsi qui se souvient de la célébration de la Saint-Napoléon sous le Premier et le Second Empire en France, de la date de célébration des trois glorieuses sous la deuxième République française, du Kaisers Geburtstag, de la journée de Sedan fêtés sous l’Empire allemand bismarckien ?
Une autre illustration est le 8 mai qui marque la victoire des forces alliées contre l’Allemagne nazie en 1945. La capitulation allemande est sans surprise célébrée en France, en République tchèque mais ne l’est, et c’est bien logique, pas en Allemagne et parmi les pays vaincus. Les raisons de l’existence de cette commémoration peuvent sembler aujourd’hui anachroniques et un brin revanchardes. Ceci dit, sa fonction initiale était d’unir un peuple dans la victoire face à une autre nation battue. Le 8 mai, comme le 11 novembre –jour férié seulement en France, en Belgique –correspondent typiquement à la célébration guerrière, celle d’une superstructure, la nation, et de sa lutte pour sa survie par laquelle elle gagne une certaine matérialité. Les morts en attestent. De nombreuses fêtes nationales relèvent de cette logique : la Grèce fête l’insurrection contre la domination ottomane en 1821, la République tchèque son indépendance vis-à-vis de l’Autriche-Hongrie en 1918, la Pologne fête son indépendance acquise en 1918, etc. L’Espagne, pour sa part, fête le Jour de l’hispanité le 12 octobre, en commémoration de la découverte de l’Amérique. Une fête nationale qui pourrait être considérée comme l’envers des jours nationaux cités précédemment, l’apologie de l’expansion d’un peuple, de son apogée impérialiste, et non de sa victoire sur un oppresseur.
Un autre exemple intéressant est celui du 9 mai qui célèbre le discours fondateur de Robert Schuman, dont l’objet était la création d’une institution supranationale fondée sur des secteurs économiques clés, qui deviendra la Communauté européenne du charbon et de l’acier, afin de réunir des peuples jusqu’alors ennemis autour d’enjeux matériels et de production. Aujourd’hui, le 9 mai n’est pas encore férié (sauf au sein des institutions européennes), mais pourrait être vu comme un signe fort de l’émergence d’un nouveau régime, d’une nouvelle entité qui se construirait à la fois à partir des nations, avec et à terme contre elles. Nous pouvons imaginer, sauf dans le cas d’un reflux nationaliste suffisamment puissant, qu’à l’avenir le 9 mai devienne férié et que les commémorations de victoires nationales et guerrières comme le 8 mai ou le 11 novembre disparaissent. Ce qui marquerait symboliquement la victoire d’un nouveau régime sur l’ancien.
Par ailleurs, il est remarquable que les institutions européennes aient conservé les fêtes chrétiennes les plus importantes et les plus partagées parmi les nations. L’influence de l’Église est en effet historiquement bien plus profonde et géographiquement plus étendue que celle des nations, et correspond par voie de conséquence aux besoins de l’UE en vue de créer une identification parmi les hommes à un niveau transnational.
Les autres fêtes : l’exemple du 1Er mai
À côté des fêtes religieuses et nationales, il existe celles que l’on pourrait nommer « de revendication ». Il s’agit ici de célébrations d’évènements marquant souvent la victoire d’un groupe d’individus sur un autre groupe, et qui a pu influencer à un moment donné le pouvoir en place voire s’en emparer un temps et par la même occasion influencer une société.
Le 1er mai en est un bel exemple, peut être la seule fête fériée de ce type dans de nombreux pays. Elle illustre la lutte de classes, celle ouvrière détentrice de la force de travail d’un côté, contre celle de la bourgeoisie détentrice des forces de production d’autre part. Elle commémore une grève massive déclenchée à Chicago le 1er mai 1886 puis réprimée dans le sang par les forces armées. En 1889, le congrès de la IIe Internationale socialiste, réuni à Paris pour le centenaire de la révolution française, choisit le 1er mai comme jour de lutte pour la classe ouvrière et salariale à travers le monde. Au lendemain de la 1re Guerre mondiale, alors que la grogne sociale résonne partout en Europe, que la Russie tsariste a été renversée par les soviets, que des Conseils d’ouvriers et de soldats émergent de-ci, de-là et font trembler les régimes en place, notamment en Allemagne, mais aussi en France à Strasbourg, le Sénat français ratifie la loi instaurant la journée de huit heures et dans la foulée déclare officiellement le 1er mai 1919 journée chômée. En Allemagne, les sociaux-démocrates avec l’appui des centristes lors de la Weimarer Nationalversammlung essaient d’instaurer le 1er mai comme fête du travail, mais sont mis en échec par la droite bourgeoise conservatrice et libérale. Il faudra attendre 1933, l’Allemagne nazie et sa vive inclinaison en faveur du corporatisme, pour voir le 1er mai légalement devenir une journée chômée. De même en France, c’est le régime de Vichy, qui instaure sous occupation allemande le 1er mai comme « fête du travail et de la concorde sociale». La mesure sera reprise par le gouvernement français en 1947, dominé par les communistes du PCF, alors à son apogée, et les socialistes de la SFIO.
Ainsi la fête du travail peut être vue comme l’expression d’un rapport de force, d’une lutte momentanément gagnée par un groupe social, ici, la classe ouvrière. Sa remise en question régulière par des forces politiques libérales en canon avec diverses organisations patronales, la baisse de l’engouement parmi les travailleurs pour ce jour de fête, seraient autant de signes d’un inversement des rapports de force.
Symptômes de l’évolution de nos sociétés
Les fêtes, en particulier celles chômées, ont donc un sens caché. Elles ont pour fonction de consolider une société, en assurant une forte identification par la mise en place progressive de toute une série de rituels en vue de célébrer une superstructure, qui est par ailleurs souvent au service d’un groupe social. Parfois, ces fêtes exaltent une superstructure face à une autre. Elles expriment alors l’état d’un rapport de force et fluctuent en fonction de l’évolution des luttes entre ces superstructures. Il existe quantité de journées commémoratives non fériées qui jouent aussi un rôle acculturatif, mais celles fériées sont les plus chargées de signification, les plus structurantes dans une société donnée. L’actuelle cohabitation de journées fériées de nature différente pourrait être le reflet de la coexistence de différents types de superstructures sur un territoire donné, qui construisent ensemble une relative cohésion entre les hommes. En Europe, les jours religieux sont les plus partagés et sont l’expression d’une superstructure continentale, sur laquelle se repose partiellement la construction de l’identité européenne de l’Union, dont la vocation est de structurer les sociétés humaines au-delà des nations. Dans cette perspective, il sera bon de surveiller l’évolution légale des jours fériés, des fêtes nationales, notamment celles commémorant la victoire d’une nation contre une autre, mais aussi de la journée de l’Europe, pour l’instant fériée seulement au sein des institutions européennes. Le statut du 8 et le 9 mai pourraient alors constituer un indicateur intéressant du rapport de force entre ces deux superstructures, qui, même si la seconde émane de la première, sont sous certains aspects antinomiques.