Pál Frenák, pendule en mouvement
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Oscillant inlassablement entre Budapest et Paris, le chorégraphe hongrois Pál Frenák, 49 ans, revient sur ses créations violentes et sensuelles en évoquant l’univers tourmenté de la danse contemporaine.
« Il n’existe pas de grand artiste ou de petit artiste, seulement des artistes, » dit Pál Frenák. Un jour glaçant de janvier, il arrive au Café Odéon, le rendez-vous arty de la capitale hongroise.
Seuls ses yeux bleus perçants sont visibles parmi l'imbroglio de manteau et autres écharpes qui l'entourent : il a l'air d'un homme timide. Grand et fin, il commence à parler de sa vie et de ses pièces, ou plutôt ses « tentatives », comme il les appelle lui-même. « On dit souvent que mes pièces sont vulgaires à cause de ma manière très personnelle de représenter la sensualité. Mais la nudité signifie pour moi la transparence, l’homme tout nu qui s'appuie sur ses valeurs propres. »
Le chorégraphe Pál Frenák est connu pour ses créations anti-conformistes et parfois osées, présentées sur de nombreuses scènes européennes, à l’instar de « Tricks&Tracks » en 1999 ou « Banquet », dans lesquelles il n’hésite pas à utiliser la nudité aussi naturellement que l’inversement des rôles entre hommes et femmes. La solitude insurmontable, la torture, la violence, la brutalité du sexe sont souvent omniprésents dans ses spectacles, jouées dans un espace géométrique propre.
« Dans toute représentation, j’agis selon mes propres convictions et si je veux montrer quelque chose, je l’assume », affirme mon interlocuteur. Ses pièces sont d’ailleurs souvent situées à la frontière critique de la réalité et de l’imaginaire, là où l’homme est enfin confronté à lui-même. Car en art, il n’est pas deux représentations qui soient semblables : tout le travail du chorégraphe consiste à transmettre ses émotions à ses danseurs, en leur laissant une liberté d’improvisation dans certains thèmes précis. « Lors des répétitions, j’analyse avec attention leurs gestes. Il est fréquent qu’un mouvement naisse alors du hasard. »
Rien n’est fixe, tout est sans cesse mouvant et les danseurs, esprits et corps à nu, tourmentés entre des coulisses variées et des gestes changeants, vivent souvent des moments durs. « Après le spectacle, il est souvent difficile pour mes danseurs de retourner à la réalité et de s’y confronter, » souligne Frenák, lucide.
« Mais où se trouve la réalité ? J'avoue que c’est sur scène que je me sens le mieux. C’est là que les frontières disparaissent et où j’ai l’occasion de flotter dans l’espace, hors de mon enveloppe charnelle. Pour cela, je n’ai pas besoin de drogue, je me livre simplement à une existence homogène dans laquelle je me dissous. C’est aussi pour cette raison que l’envie du succès ne me dévore pas, » ajoute-il.
« La question n’est pas de savoir si mes pièces sont bonnes ou pas, si elles plaisent au public ou non, » glisse t-il. « Quand on est sur scène, il faut montrer ce qu’on est, ce qu’on a à transmettre au public. Il ne faut rien vouloir, juste être. »
Retour vers le passé
Alors que son thé refroidit sur le guéridon, Frenák me raconte la maturation de son style chorégraphique si particulier. Comme ses parents étaient sourds-muets, la première langue qu’il s’approprie est celle des signes, ce qui va l'inciter à cultiver une sensibilité particulière envers les mimiques, les gestes et le langage du corps.
Suite à la mort précoce de son père, il est envoyé dans un foyer de l’Etat avec ses frères où il va expérimenter ses premiers mouvements devant le miroir. Après son retour au sein du cocon familial à l’âge de 17 ans, il commence des cours de ballet chez le maître de l’époque, Endre Jeszenszky. Il étudie ensuite la danse folklorique magyare et la danse moderne.
Dans les années 80, il déménage à Paris et plonge avec enthousiasme dans la vague de l’art contemporain. En 1989, il fonde sa propre troupe de danse, la 'Compagnie Pál Frenák', troupe franco-hongroise avec deux ports d’attache : Budapest et Paris. « Le fait que je sois Hongrois d’une part compte beaucoup et de l’autre n’a aucune espèce d’importance. L’enfance, le communisme, la langue des signes ont déterminé toute ma vie et il faut du courage pour mettre de côté ce bagage. Moi, je suis comme une mauvaise herbe, je pousse partout », ajoute-il malicieusement.
Pouvoir contre art
« Bien que mon ambition soit la représentation de l’être même et de l’homme, c’est le public qui va créer des histoires autour de mes oeuvres. Cela montre que mes créations peuvent être interprétées de différentes façons », explique t-il.
Qu’il choque ou scandalise, l’essentiel est que son travail touche les spectateurs, qui réagissent différemment d’un pays à l’autre. «Le public hongrois, d’emblée, n’analyse jamais les pièces intellectuellement mais il les vit : d’abord physiquement et psychiquement. En revanche, en France, les spectateurs souhaitent connaître le contenu de la pièce à l’avance.»
Et mon invité d'ajouter : «J’ai remarqué que tout l’art occidental tend vers cette direction, c’est-à-dire qu’il est imprégné de préjugés. Cependant, parfois, le problème se pose non pas face au public qui se fait trop d’idées sur le spectacle sans l’avoir vu, mais plutôt en amont, face aux décideurs qui ne laissent même pas monter les pièces», explique Frenák.
« Le monde n’est pas aussi ouvert qu’il le devrait et il abrite de nombreux hommes de pouvoir qui croient décider de l’art. Ce phénomène ressemble à une censure de nouvelle génération, contre laquelle le seul moyen de se défendre est d’avoir une conviction profonde. »
Quid alors du sentiment d’appartenance de cet artiste oscillant inlassablement entre deux villes ? « Je crois en l’Europe mais plus encore en l’humanité. Je souhaite que les habitants de la Terre se lient mieux d’une façon ou d’une autre. Dans mes pièces, je cherche à protester contre l’indifférence et contribuer à ma façon à cette union. »
(Article traduit du hongrois par Borballa Balla)