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Ben Jammin

Pourquoi Dieudonné ne me fait plus rire

Je ne connais pas très bien Dieudonné. J'ai apprécié les sketches des débuts avec Élie, salué la performance dans le Mission Cléopâtre de Chabat, et assisté non sans circonspection à sa descente aux enfers médiatiques depuis 2003. Dès lors, ses derniers spectacles et ses apparitions régulières sur Internet m'ont invariablement laissé une impression d'inconfort ; comme si je n'arrivais plus à atteindre la décontraction nécessaire à l'apparition du rictus, puis du rire. En pleine tempête médiatique avec la récente interdiction de son spectacle à Nantes puis Tours, je veux tester à nouveau la capacité dudit Dieudo à me faire marrer, en visionnant une vidéo récente en réponse à Élie Sémoun, comprenant également un extrait de son dernier spectacle. La gouaille me fait sourire, il chante, danse et c'est amusant. Il fait quelques vannes qui me rappellent que le gars sait faire rire. Puis très vite, regard par en-dessous, et première allusion aux « origines (d'Élie) qui remontent à la surface ». L'inconfort me gagne, je ne ris plus. Pourquoi donc cette crispation à l'évocation systématique du judaïsme dans le discours de Dieudonné ? C'est ce que je veux tenter d'expliquer dans ce billet.

Avant toute chose, je dois préciser que mon but n'est aucunement d'émettre un avis sur le droit à l'expression de Dieudonné, ni d'alimenter le débat sur la liberté de la parole en France ; je souhaite simplement partager ce que je pense être la cause de mon malaise face au discours de Dieudonné.

Lorsque je réfléchis à ce qu'est l'humour, j'en conclus que c'est avant tout la rencontre entre un discours (celui de l'humoriste) et les attentes du public qui le reçoit. La question de l'humour est donc essentiellement liée à cette interface, là où se passe cette interaction entre celui qui émet le discours, et celui qui le reçoit. Ainsi l'analyse du contenu seule ne suffit pas, et il faut tenir compte du contexte qui lie émetteur et récepteurs du message. C'est en partie ce qu'illustre le fameux « on peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui » : pour qu'une blague soit perçue comme étant drôle, il faut une connivence. Par exemple pour qu'une blague touchant au racisme soit drôle, il faut qu'elle illustre le racisme. Si un humoriste joue un personnage raciste, il faut que l'auditeur ait la conviction qu'il (le personnage) est le reflet inverse de sa pensée. Sinon de l'humour, on glisse vers l'injure.

Le problème avec Dieudonné, c'est que plus personne ne semble savoir où en sont réellement ses convictions tant il déploie d'énergie à fin de tout tourner en dérision, et ce toujours à grand renfort de ces personnages détestables qui faisaient ma joie, au début. Et c'est là il me semble que se situe tout le problème, dans cette zone confuse à l'interface entre le discours et le public. Prenez n'importe quelle allusion au judaïsme dans n'importe quel discours de Dieudonné. Parmi ceux qui écoutent, vous trouverez certainement toujours quelqu'un pour qui l'allusion (doublée du fameux regard par en-dessous), se sentira conforté dans l'idée que Dieudonné partage avec lui la conviction que « le peuple juif » possède telle ou telle caractéristique qui le rend tout à fait détestable. Il y aura forcément quelqu'un qui pensera que tout ceci n'est que second degré, et qui sortira en s'exclamant : « Tout le monde en a pris pour son grade ! ». D'autres penseront encore que son discours est explicitement raciste, ou encore resteront perplexes, incapables de se faire une idée sur la bonne interprétation à donner au discours. Au fond on ne sait pas vraiment laquelle de ces personnes aura bien reçu le message, et il est même probable qu'il n'y en ait aucun (de message). Et c'est bien là l'irresponsabilité de Dieudonné, qui distille dans son discours des éléments politiques non-assumés, qu'il laisse à la libre appréciation de son auditoire. Une preuve de confiance aveugle en l'intelligence, pourrait-on dire ? Pas quand on peut si facilement laisser penser une chose et son contraire. Cette irresponsabilité de l'émetteur du discours face à son auditoire n'est pas sans rappeler celle dont font souvent preuve les partis politiques : dans la limite permise par la loi, on voit ainsi semés des messages vagues, équivoques, dont la responsabilité du décodage, du sens, est quasi-entièrement confiée au récepteur. Dans le cas des messages politiques cependant, il est souvent assez facile de se faire une idée du sens réel du discours, car nous disposons d'informations précises sur la nature des partis. Il reste que comme le politicien, l'humoriste a une responsabilité vis-à-vis de la compréhension de son discours.

De façon irresponsable, Dieudonné s'est donc lancé dans une croisade au nom de la liberté d'expression. Il revendique le doit de dire n'importe quoi, uniquement pour prouver à un « système » qui chercherait à le museler, qu'il est en droit de le faire. Qui est-il ? Quelles sont ses opinions politiques ? Quels idéaux défend-il ? On doit le savoir pour décider si l'on veut encore considérer son discours comme de l'humour. La manière dont je décode l' « humour » de Dieudonné, à la lumière des seuls éléments qu'il nous donne, m'empêche d'en rire. La question de savoir s'il a le droit de rendre public ce discours en est une autre, mais il n'empêche que son « combat » n'a aucune valeur si Dieudonné ne défend rien d'autre que la liberté de dire n'importe quoi. En étant volontairement sarcastique, on pourrait se demander ce qui adviendrait si Dieudonné venait à se rendre compte qu'il ne peut pas tout faire. Se transformerait-il en une version anarchiste d'Anders Breivik, bravant tous les interdits au nom de la liberté de tout faire ? Quoi qu'il en soit, voilà pourquoi Dieudonné ne me fait plus rire.

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