My High, My Buy, my Books : ma vie en self-service
Published on
Translation by:
Véronique MazetChaque jour un peu plus, nous pouvons personnaliser les objets et les expériences de notre vie quotidienne. Concevoir nos chaussures ou nos programmes TV. Tout est moi, moi, MOI . Voici les rêveries imaginaires d'une personne vivant dans une société futuriste dystopique et qui aurait développé le concept de la personnalisation, de l'individualisme et du selfie à l'extrême.
On appelle ça l'individualisme narcissique. On nomme l'amour de soi l'égoïsme. Dorénavant on pense même que c'est nécessaire. Normal. « One size fits all » est l'expression la plus totalitaire que j'aie entendue. Elle me fait frissonner mais c'est la façon d'être habituelle.
MA PHOTO SUR MON T-SHirT, C'EST TELLEMENT MOI
On va dans les magasins choisir parmi une petite sélection de vêtements de prêt-à-porter, créés selon le goût des autres. Nos propres désirs doivent s'emboîter dans le cadre conceptuel d'un autre. Comment pourrions nous avoir le sens de l'identité individuelle, de soi, si nous portions tous les mêmes choses ? Quand j'ai besoin de vêtements ou si je veux reconfigurer mon identité, je m'allonge sur mon lit, mon ordinateur portable sur moi, la tête en arrière, les yeux ouverts, la bouche fermée, ou peut-être légèrement ouverte pour égayer l'ensemble. Selfie. Enregistrer sous. Connection sur MyBuy.com. Les dimensons de mon corps sont déjà en mémoire. Un t-shirt et un pull à ma taille. Acheté. Trente minutes plus tard, tombé de mon panier, mon nouveau look est prêt. Ma gueule sur mon t-shirt et sur mon pull. C'est tellement moi.
Mon ami Dave (que son âme repose en paix), pensait qu'un « selfie était la bâtardisation du concept sacré du moi ». Il disait, « selfie. Self-ie. C'est comme si le vrai moi était obscurci linguistiquement par ce vulgaire petit suffixe, comme s'il était obscurci par ces petits miroirs que nous appelons nos "amis", virtuels bien sûr, les miroirs qui nous servent à valider notre existence et à nous définir au travers de notre selfie ». Je lui répondais : « c'est des conneries, Dave ». Maintenant Dave est mort et moi je suis là - heureux - avec ma gueule sur mon t-shirt et sur mon pull.
LE MOMENT OU NOUS AVONS QUItTé LE « MONDE DU NOUS »
Certains ont identifé le moment de la rupture - l'instant où nous quittons l'ancien monde, le « monde du nous » - lorsque nos TV connectées nous ont permis d'arrêter le direct. C'est à cet instant que nous nous sommes libérés de la contrainte de vivre en même temps et sur la même ligne que les autres. Apparemment et généralement les gens se rassemblent, ou plutôt se rassemblaient, au même moment, à une heure fixe pour regarder un programme. Et ils aimaient cela. « Sopranos à 21heures », disaient-ils avec un sourire. Être tenu à un horaire universel, cela tient à mon avis de l'oppression du plus haut niveau. Maintenant on vit avec MyTime et on regarde ce que l'on veut quand on veut.
Je ne sais pas pourquoi mais aujourd'hui je pense encore à Dave. Dave avec sa petite tête et sa grande présence. Dave était vraiment fou. Il disait que la lecture confinait à l'empathie et servait à expérimenter le monde depuis des perspectives différentes. J'ai répondu : « conneries ». Lire ce n'est pas comprendre les autres, c'est se faire plaisir. On lit tous les mêmes livres. Quelquefois des millions de personnes achètent les mêmes bestsellers. Imagine ! Aujourd'hui on a nos propres livres. On a MyBooks. Je me connecte sur ReadMe.com et je choisis mon genre de livre ainsi que sa longueur. Leur système informatique configure le choix parfait grâce aux personnages déterminés par des dizaines de données récoltées au gré de mes habitudes de navigation sur le Net. Et rien de tout cela ne me met à la place des autres, je suis le personnage principal de mes livres.
J'IMPRIME MES PROPRES DROGUES
Dave me disait qu'un « selfie est symptomatique de notre solitude inhérente à la condition humaine ». Il était catégorique, nous pensions que c'était un remède mais pour lui c'était un symptôme. « Prends l'exemple des vacances », commençait-il tandis que ses yeux noirs brillants rebondissaient dans leurs orbites, « les vacances vont t'aider à comprendre ce que je veux dire. Tout le monde partait en vacances avec ses amis. C'était toujours quelque chose à partager avec ses potes. Ceux qui partaient seuls se sentaient solitaires. Maintenant, tout le monde part en vacances seul mais ils ne se sentent pas seuls parce qu'ils peuvent partager les bons moments avec leurs amis absents. Ils partagent un selfie, immortalisé dans un canyon ou avec un kangourou et les amis like comme s'ils avaient assisté à la scène. Ce sont ces like qui valident leur existence et qui conjurent la solitude de l'expérience non-partagée ». « Conneries », persistais-je. Puis Dave est mort, moi je suis là, de retour de vacances bien remplies, seul, que j'ai partagées intégralement sur MyHoliday grâce à ma caméra pour selfies.
Dave parlait beaucoup des raves et de l'amour ressenti lorsque l'on partageait les mêmes drogues et la même musique. « L'air se rempli d'harmonie », aimait-il à dire. Il adorait le sens de la communauté. Je ne peux imaginer une chose plus horrible. Aujourd'hui, quand je veux me défoncer, je me connecte sur MyHigh. J'entre mon humeur du jour et mon humeur souhaitée, et c'est tout, pas d'autres questions. Le moins de questions possibles, c'est le mieux, les réponses laissent trop de place à l'erreur humaine. La formule chimique est élaborée d'après les dizaines de données stockées sur mon compte. Souvent c'est un nouveau mélange, juste pour mon cerveau. MyHigh est livré dans les trente minutes, ou mieux il est imprimable immédiatement à l'aide d'une imprimante 3D à composés chimiques. Vous l'aurez compris, j'imprime maintenant mes propres drogues. MyHigh. OurHigh ça ne rime pas. Le jour où tout le monde prendra les mêmes drogues, « one size fits all », les mêmes drogues pour tous, ce jour là ce sera affreux. Je ne m'étonnerais pas s'ils font un bad trip.
Je ne sais pas pourquoi, je pense tant à Dave. Il est mort depuis longtemps. Il s'est suicidé car il ne s'aimait pas. Ça ne m'arrivera jamais.
Cet article fait partie d'un dossier de fin d'année consacré au narcissisme et n'obéit donc qu'à l'envie forcément très égoïste des éditeurs de cafébabel de publier enfin ce qu'on leur a toujours refusé d'écrire.
Translated from My High, My Buy, My Life : Dystopian Dreams