Municipales turques : Gezi, c'est fini ?
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Raphaël RoubyL'AKP, le parti du Premier ministre Erdogan, a remporté haut la main les élections municipales turques, alors que Twitter et YouTube sont interdits dans le pays. Au parc Gezi, le réveil semble avoir été de courte durée. Qui sont aujourd'hui les « anti-Erdogan », et quelle alternative au Premier ministre proposent-ils ?
Pour découvrir un des nouveaux mouvements de l'opposition, nous nous rendons sur le lieu de travail d'Ali Ercan Özgur et de son collègue Levent Koç : le bureau d'une agence de conseil en développement social et économique du quartier de Karaköy, à Istanbul. Dans ce district très hype, sur la rive du Bosphore, on passe devant des locaux stylés, où l'on peut siroter un délicieux café, vautré dans un vieux canapé, tout en surfant gratuitement sur Internet. C'est le repaire de l'élite jeune et cosmopolite du pays. Ali est assis devant une table laquée blanche, sur laquelle trône son Mac. « Les manifestations de la place Gezi étaient d'abord une participation de la société, elles portaient en elles une compréhension plus profonde de la démocratie », affirme-t-il. Mais il y a chez lui une certaine résignation après la disparition progressive du mouvement : « dans le reste du pays, les gens ne veulent pas participer. Ils sont même contents qu'on s'occupe de politique à leur place. »
« Le mouvement restait incompris »
« Entre temps, Gezi a perdu son âme », explique Koray Özdil. Koray travaille pour une ONG qui défend les intérêts des Kurdes en exil : « j'aurais aimé que les événements de l'été dernier déclenchent un mouvement de plus grande ampleur pour les droits des citoyens, dans toute la Turquie ». C'est pourtant l'inverse qui se produit : la violence policière, les procès pénaux encore en cours, les discriminations au travail et la censure encore accrue des médias ont rendu les gens plus hésitants à poursuivre leurs protestations.
En juin 2013, alors que les manifestations de Gezi montraient des signes d'essoufflement, des milliers de personnes se rencontraient chaque jour dans les parcs d'Istanbul pour des « forums ». Celui de Beşkitas, un quartier assez populaire, était particulièrement prisé. Les manifestants y passaient souvent la nuit, et se rendaient directement au travail le matin. Ceux qui s'y réunissaient parlaient ensemble de la suite des événements à Gezi.
Comme sur la place Tahrir au Caire ou sur l'avenue Habib Bourguiba à Tunis, lors des protestations, des gens d'horizons très différents se sont rencontrés par l'intermédiaire des réseaux sociaux. C'est ainsi que se constituaient des rassemblements d'activistes alévis, kurdes, transsexuels, de musulmans anticapitalistes ou de membres de la bourgeoisie libérale. Autre similitude avec Le Caire ou Tunis, les manifestations étaient surtout portées par la jeunesse turque. Cependant, à l'inverse du printemps arabe, le mouvement turc est toujours resté minoritaire. « Par rapport à toute la ville, les protestations du parc Gezi étaient marginales. Dans les quartiers voisins et conservateurs de Fatih et Sultanahmet, où j'ai parlé à de nombreux jeunes, le mouvement restait incompris », explique Cornelia Reinauer, ancienne femme politique de Kreuzberg (quartier de Berlin, ndlt), qui a choisi de devenir stambouliote.
DU PARC GEZI AUX BANCS DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE ?
Les manifestations issues des coins les plus divers de la société sont un défi pour la démocratie turque : le style autoritaire que cultive la classe politique accorde rarement d'importance aux minorités ou à ceux qui pensent différemment. « La jeune génération turque est fortement éduquée et nourrit le rêve d'une plus grande liberté », nous explique l'acteur Haydar Zorlu, qui vit également à Istanbul.
Un groupe de musiciens et d'artistes essaie, dans la lignée de Gezi, d'introduire dans le paysage politique turc les principales idées du mouvement : liberté d'expression, diversité des modes de vie, plus grande participation à la vie civique. En dépit du scepticisme ambiant à l'égard des partis politiques traditionnels, ils ont créé le Parti Gezi (GZP). Cette nouvelle formation s'engage pour les droits de l'homme, la démocratie et la justice, et il a pour objectif prioritaire de modifier la constitution. Son chef de file est un chouchou des médias : la rockstar Reşit Cem Köksal. La direction du parti a pour seule mission de servir de porte-parole à sa base. Sur sa page Facebook, l'organisation présente ses supports de communication. On se croirait revenu au temps du parc Gezi !
Le Parti Gezi n'a pas réussi à faire élire un seul maire lors des élections municipales. Et pour les élections nationales de 2014, les formations politiques doivent atteindre au moins 10% pour avoir des sièges au Parlement, ce que le Parti Gezi a très peu de chances d'obtenir. Malgré ce qu'il a annoncé, Erdogan ne touchera sans doute pas à ce seuil des 10 %. Pour madame Reinauer, il s'agit « vraisemblablement d'une résurgence de l'ancienne peur de voir des Kurdes sur les bancs de l'Assemblée nationale turque ».
UN NOUVEAU SOUFFLE POLITIQUE ?
Demeure cependant cette épineuse question : dans quelle mesure les manifestations peuvent changer durablement le système politique turc ? Certains, à l'image de la sociologue Deniz Sert, attendent avec scepticisme les résultats de l'élection présidentielle de cette année : « en Turquie, les élections sont-elles réellement un moyen efficace de provoquer des changements fondamentaux dans le pays » ?
L'analyse d'Ali et de Levent, dans leur bureau futuriste du quartier avant-gardiste de Karaköy, est assez similaire : le pays a besoin d'engagements politiques différents. De nouveaux modes d'action sont nécessaires, capables de faire face à la dictature de la majorité. La corruption et les inégalités sociales doivent être combattues, et les derniers espaces verts d'Istanbul sauvegardés.
Translated from Erdoğans Sieg: Warum die Gezi-Bewegung scheitert