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Mostar : peut-on réconcilier Bosniaques et Croates ?

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Près de 25 ans après la signature des accords de paix, Mostar est aujourd’hui le symbole d’une Bosnie paralysée par ses divisions ethniques. Bien connue pour son mythique pont Stari Most, la ville balkanique porte toujours les séquelles du pire conflit depuis 1945 en sol européen. Pourtant bien des Mostarghiens rejettent aujourd’hui la rhétorique nationaliste. Et choisissent plutôt de tendre la main.

« Bien qu’il se soit passé des choses terribles, je suis fière d’être née ici. Il y a une richesse, des personnes fantastiques… » Anita Smajic, 46 ans, porte à ses lèvres un énième café bosniaque, perchée sur une terrasse de Mostar. C’est dans cette ville de 100 000 habitants, encerclée par des collines de roc, qu’a grandi cette Bosnienne aux cheveux d’or. Et où sa vie a basculé.

En 1995, c’est avec ses deux poupons dans les bras qu’Anita, la vingtaine et sans le sou, doit fuir une Bosnie-Herzégovine ravagée par la guerre. La Yougoslavie éclate. Durant le conflit (1992-1995)— le plus meurtrier depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale en Europe —, plus de deux millions de réfugiés connaissent un sort semblable au sien. Et près de 100 000 y perdent la vie.

« C’est moi qui ai retrouvé la dépouille de mon père en 1992, dans les ordures, tué puis jeté là par les extrémistes serbes », se commémore-t-elle, avec émotion. Anita n’a pourtant pas perdu une once de résilience. Pour preuve la robe jaune-soleil qu’elle porte, en cette belle matinée de juillet.

À chaque été ou presque, celle qui a ouvert un restaurant à Seattle, aux États-Unis, retourne au bercail. Son Mostar d’avant a cependant changé. Profondément. « Il y a trente ans, rien de toute cette division n’existait, tout est apparu après le conflit », se désole Anita, exhalant la fumée de sa cigarette. « On a implanté les différences et manipulé les esprits. Et pourtant, on parle presque tous la même langue. J’ai perdu des amis d’enfance, certains ne veulent plus me parler parce que je suis Bosniaque. » La faute, selon elle, aux politiciens qui instillent les tensions ethniques un peu partout au pays.

Anita 46 ans, est Bosniaque. Elle a ouvert un restaurant à Seattle aux Etats-Unis. (cc) Patrice Sénécal
Anita 46 ans, est Bosniaque. Elle a ouvert un restaurant à Seattle aux Etats-Unis. © Patrice Sénécal

C’est qu’à Mostar, le ressentiment entre Croates, Bosniaques et Serbes, n’a pas disparu, près de vingt-cinq ans plus tard. Les bâtiments à moitié détruits et encore criblés de balles du centre-ville en attestent. La terminologie également. Le terme Bosnien est utilisé pour l’ensemble de la population de Bosnie Herzégovine, tandis que “Bosniaque” désigne les personnes issues de la communauté bosniaque de confession musulmane.

Des deux côtés du boulevard

À peine sorti du quartier touristique, bondé d’antiques boutiques à souvenir et cafés-terrasses, impossible de manquer cette ancienne banque de plusieurs étages, dont il ne reste que l’épave de béton noircie par les obus et recouverte de graffitis. Appelé depuis la « Tour à snipers », l’édifice est situé à deux pas du Bulevar, cette large allée asphaltée qui coupe Mostar du sud au nord. C’est sur cette rue qu’était située l’ancienne ligne de front. Longeant des bâtiments en ruine où la végétation a repris ses droits, c’est là, aussi, que s’est créée une frontière invisible dans l’esprit de plusieurs, entre les deux principales communautés ethniques de la ville. Certains craignent encore de traverser de l’autre côté, nous raconte-t-on.

À l’Est du Bulevar, on retrouve majoritairement des Croates. À l’Ouest, ce sont les Bosniaques. Les Serbes, eux, y constituent une infime minorité depuis le cessez-le-feu. Autre signe de fracture : les services publics ont été dédoublés dans la ville. Deux hôpitaux. Deux postes. Deux systèmes scolaires. Deux universités. Et deux solitudes… Un dysfonctionnement administratif incarné par les amas de déchets qui jalonnent les trottoirs un peu partout dans la ville.

« Ici, le bagage ethnique conditionne notre vie »

Difficile d’imaginer un tel contexte dans un endroit comme Mostar, connu pour son bagage multi-ethnique. Orthodoxes serbes, musulmans bosniaques, croates catholiques : au carrefour des empires austro-hongrois et ottoman, la ville a longtemps été un lieu chargé d’histoire. Durant l’Antiquité, les Romains y auraient même élu domicile, voyant le potentiel stratégique de l’endroit, à la croisée de mers et routes commerciales.

Dans la vieille-ville aux allures ottomanes, à deux pas des eaux turquoises de la Nerevta, on retrouve un emblème : le mythique Stari Most (le « Vieux-Pont de Mostar »). Construit en 1565, le pont a longtemps été symbole du vivre-ensemble. La guerre ne l’a malheureusement pas épargné. Bombardée par l’armée croate en 1993, puis reconstruite à l’identique en 2004, l’arche de pierre blanche — classée patrimoine de l’UNESCO — est porteuse d’une tout autre symbolique aujourd’hui : celle d’une réconciliation inachevée.

Le Stari Most a été bombardé en 1993 par l’armée croate, et reconstruit à l’identique en 2004
Le Stari Most a été bombardé en 1993 par l’armée croate, et reconstruit à l’identique en 2004 © Patrice Sénécal

« Quand j’étais plus jeune et que j’allais à l’école, être Serbe ou Bosniaque, ça ne voulait rien dire », se rappelle Adis Maksić, directeur du département des relations internationales à l’Université Burch de Sarajevo. Lui aussi a vécu durant l’avant-guerre. « L’arrivée au pouvoir des nationalistes [dans les années 1990, ndlr] a mis un terme à toute cohésion. La dissolution de la Yougoslavie était peut-être inévitable dans le contexte de l’époque, alors que tout le bloc communiste était sur le point de basculer. Mais cela ne veut pas dire qu’elle devait s’accompagner de toute cette violence. »

À l’instar de Mostar, la Bosnie est paralysée par la corruption et les divisions ethniques. Et selon le chercheur, ce déficit de coopération pourrait être en partie attribuable aux accords de Dayton ayant mis fin au conflit, signés en décembre 1995. Le pays a depuis été scindé en deux entités : la République serbe de Bosnie et la fédération de Bosnie-et-Herzégovine. Et il n’y a pas un mais trois présidents, chacun représentant les trois principaux peuples constituants du pays. Une gouvernance complexe, donc, qui ouvre la porte à bien des impasses politiques. « Aujourd’hui, c’est le bagage ethnique qu’on nous attribue qui conditionne notre parcours de vie », regrette le professeur Maksić.

Certes, ces textes ont mis un terme aux affrontements. Mais selon une haute diplomate bien au fait du dossier, en établissant un tel système, « ces accords de paix ont aussi enraciné les divisions ethniques, avec toutes les dérives communautaires, le clientélisme et la discrimination que cela génère. »

Rester et résister

Gracia Soše, caissière de 21 ans, se montre elle aussi plutôt pessimiste. Accoudée sur son comptoir de magasin dans un centre commercial de Mostar, son visage angélique trahit vite l’exaspération, lorsqu’on la questionne sur le sujet. « C’est navrant. Il y a encore beaucoup de personnes de mon âge qui ne s’aiment pas en raison de leur soi-disant appartenance ethnique. Et ce, même s’ils n’ont pas vécu la guerre ! »

En quête de nouveaux débouchés, Gracia songe même « fortement à quitter » son pays et trouver un boulot outre-frontière. D’ailleurs, dans un État où le chômage n'atteint pas moins de 55% chez les jeunes, l’exode des cerveaux est courant : plus de 100 000 d’entre eux auraient quitté la Bosnie, depuis 1995. « C’est stressant de vivre ici », argumente Gracia.

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Mais bien des Mostarghiens veulent faire partie de la solution. À commencer par Irma Baralija. Attablée dans un petit café branché de Sarajevo, la trentenaire en tenue soignée ne s’en cache pas : elle pourrait très bien se trouver un emploi rémunérateur en Europe de l’Ouest, comme Gracia. Mais Irma est animée par la volonté de changer le sort de son pays, par tous les moyens s’il le faut. Y compris en poursuivant son propre État en justice.

En décembre 2018, Irma a enregistré une plainte à la Cour des droits de l’homme de Strasbourg contre l’État bosnien, dont elle espère avoir un retour d’ici la fin de l’année. Son objectif à terme : renverser la non-tenue d’élections municipales qui dure depuis près de neuf ans à Mostar. Une paralysie due aux querelles politiques qui impliquent les deux principaux partis nationalistes au pouvoir, l’Union démocratique croate (HDZ) et le parti pour l’action démocratique (SDA).

Irma s’en indigne. « Comment c’est possible qu’en 2019, au cœur de l’Europe, on puisse avoir 100 000 personnes qui n’ont pu exercer leur droit élémentaire de voter, durant toutes ces années ? Les politiciens s’en mettent plein les poches et, à chaque année, dépensent comme bon leur semble le budget municipal de 60 millions de marks (environ 30 millions d’euros, ndlr), qui provient de nos taxes. »

En plus de la poursuite, c’est dans l’arène politique qu’Irma a choisi de laisser sa marque. Ces dernières années, l’enseignante de formation s’est transformée en activiste à temps plein. Basé dans la capitale, Naša stranka, le parti pour lequel elle milite, se veut rassembleur. Résolument multi-ethnique, la formation politique a pour but d’en découdre avec la rhétorique identitaire. Une affinité naturelle pour Irma.

« Les politiciens jouent la carte identitaire pour faire fi des vrais problèmes »

Rebâtir les liens entre communautés, c’est également ce qu’espère Marko, 33 ans. Salopette et chandail marqué de l’inscription Vatrogasci Mostar (« Pompiers de Mostar ») sur le dos, le gaillard nous ouvre grand le portail de sa caserne, dévoilant le rutilant camion stationné là. Il nous fait faire le tour de l’endroit. « Notre caserne ne s’en est pas tirée indemne durant les combats », raconte l’homme, en pointant le mur du fond. Le béton est abîmé par des impacts de balles.

Cette caserne n’est pas l’unique de la ville. Car de chaque côté des rives, deux brigades de pompiers s’affairent à éteindre les flammes de leur secteur respectif, lorsqu’un incendie s'y déclare. Une séparation qui remonte à l’après-guerre. Celle de Marko, à majorité croate, se trouve à l’Est, alors que l’autre, du côté bosniaque, se situe à peine un kilomètre plus loin, en traversant la Nerevta.

Mais Marko cherche à nous rassurer. « Oui, il y a deux casernes… Mais je m’entends très bien avec les gens de l’autre côté ! Et ici, il y a quelques bosniaques qui travaillent avec nous. » Son collègue Ljubomir, 55 ans, abonde aussitôt : « Nous sommes des pompiers, pas des militaires ! Notre travail est d’aider les gens. Si nous avons besoin d’aide pour éteindre un grand incendie, nous faisons appel à nos confrères de l’autre caserne, ce n’est pas un problème. » En visitant l’autre caserne, on ne semble pas non plus en faire grand cas. Le pompier qui nous reçoit hausse plutôt les épaules lorsqu’on lui fait remarquer. Mais il ne peut pas nous parler davantage. « Je ne suis pas en uniforme. », justifie-t-il.

Marko et Ljubomir sont pompiers dans la caserne de l’Ouest de la ville
Marko et Ljubomir sont pompiers dans la caserne de l’Ouest de la ville © Patrice Sénécal

Rebâtir des ponts

Benjamin, 24 ans, en a marre aussi qu’on lui ressasse ce même discours. « Ce n’est qu’une minorité qui vit encore dans cette mentalité de peur », dit le jeune employé d’un café de Mostar. Ici aussi, la scène est semblable : la façade rouge de l’endroit n’a pas été épargnée des combats. Le deuxième étage a pratiquement été réduit en cendre. « Notre établissement a été rénové en 2000 », raconte Benjamin, qui accourt aussitôt dans l’arrière boutique pour récupérer quelques photos d’époque. Il nous pointe l’édifice qui se retrouve l’autre côté de la rue. « De cette fenêtre, vous voyez, c’était d’où tiraient les militaires ».

Or, à entendre Benjamin, tout irait pour le mieux dans sa ville. « Dans notre commerce, nous accueillons tout le monde, peu importe l’origine ou la nationalité. Le traumatisme est encore très vif chez plusieurs, ce qui peut affecter les relations entre communautés. Mais j’ai espoir en l’avenir, le tourisme n’amène que du bon. Le problème, ce sont les parents qui éduquent leurs petits à ne pas aimer l’autre communauté. »

Des propos qui trouvent un écho similaire chez Maria Bender. En retournant sur le Bulevar, on la retrouve assise à la lisière du parc Zrinjevac à deux pas de l’avenue principale. Plus loin, le grincement de balançoires signale la présence d’enfants. Maria se veut claire : elle n’entend pas élever sa progéniture dans le repli. « Il y a très peu de mariages mixtes aujourd’hui », regrette cette mère de 35 ans. « Les politiciens jouent la carte identitaire pour faire fi des vrais problèmes, c’est chose courante dans ce pays. S’il y avait plus d’emplois et des conditions meilleures, il y aurait moins de frictions. »

Et de ce clivage, justement, Maria peut en témoigner : elle est médecin pour l'hôpital clinique universitaire de Mostar, soit l’un des deux hôpitaux de la ville. Celui où travaille Maria est fréquenté majoritairement par des Croates. « Mostar n’est pas une très grande ville… un hôpital pourrait suffire, reconnaît-elle. Mais c’est une conséquence directe de la guerre ».

Dans la poussette qu’elle trimballe, on entend pleurer Ivan, son bambin de 14 mois. Dans quelques années, c’est à l’école croate qu’il apprendra à lire et écrire, le système d’éducation en Bosnie étant lui aussi ségrégué. Il apprendra avec des livres d’histoire différents de ceux de ses futurs camarades bosniaques.

« J’ai souvent des désaccords avec mon père, il n’aime pas le fait que j’ai des amis bosniaques »

Tout comme cette bande de jeunes qui, en biais du parc, profite des premiers jours des vacances d’été, flânant dans l’arrière-cour du majestueux Gimnazija. Reconstruit après la guerre, ce lycée est atypique : c’est le seul de la ville accueillant des étudiants issus de chacune des communautés ethniques. Mais là encore, la mixité a ses limites. « L’expression ‘deux écoles sous le même toit’ est souvent utilisée pour qualifier notre établissement », explique Emma, lycéenne de 18 ans, cigarette au bec. « Les Bosniaques et Croates ont tout de même des cours séparés, nous avons des horaires différents. »

Ainsi, les cours d’histoire, de mathématiques ou de religion sont différenciés selon l’appartenance ethnique. Ce qui n’empêche pas les étudiants de passer entre les mailles de ce système. « C’est dans les toilettes de l’école, le lieu commun des fumeurs, où peuvent se créer des amitiés entre Bosniaques et Croates », explique Emma, sourire en coin. « Quand nous voulons organiser une fête ici, il faut avoir l’autorisation des deux directeurs, c’est ainsi que l’on fonctionne. »

Mais comme bien de ses camarades, elle trouve la situation absurde. « J’ai souvent des désaccords avec mon père, il n’aime pas le fait que j’ai des amis bosniaques », regrette-t-elle. Elle se tourne aussitôt vers son complice, le jeune Lorens Stranjak, 17 ans et musulman bosniaque. Et leur accolade est révélatrice.

Un « modèle » pour l’Europe

Apaiser les tensions par la culture et les arts ? Dalibor Nikolic s’ajoute à tous ceux et celles qui cherchent à reconstruire le dialogue. Au pied du Centre culturel Kosača, toujours à Mostar, l’artiste-sculpteur de 45 ans concède d’emblée que « le processus de réconciliation peut prendre du temps », mais que « ce qui fait notre richesse, ici, c’est la diversité. »

Dalibor voit grand. Il fait partie d’un collectif ayant mis au jour un dossier de candidature pour inscrire Mostar en 2024 comme « capitale européenne de la culture » — qui sera par ailleurs connue en 2020. Un titre prestigieux qui, si remporté, ferait rayonner les institutions culturelles de la ville tout en améliorant les relations entre communautés, selon lui.

« Si Mostar est reconnue comme capitale européenne de la culture, la ville pourrait renaître, en quelque sorte. »

« Si nous remportons le concours, l’idée serait de créer un engouement chez les gens des communautés à s’engager. Il faut ramener tout le monde ensemble et unifier à nouveau, surtout les générations qui ont vécu la guerre. Et le changement est déjà en train de se faire. »

Fait remarquable, l’initiative a reçu l’assentiment de la mairie, des onze partis politiques de la ville, de la dizaine d’institutions culturelles ainsi que de plusieurs ONG de Mostar. Un véritable — et rare — consensus qui ne manque pas de réjouir Dalibor. « Dans un pays si paralysé sur le plan politique, notre initiative amène un vent de fraîcheur. Si Mostar est reconnue comme capitale européenne de la culture, la ville pourrait renaître, en quelque sorte. »

Et pourrait même devenir un modèle, d’après Dalibor, pour le reste d’un continent aux prises avec la montée des partis populistes. « En étant capitale européenne de la culture, Mostar pourra servir d’exemple au reste de l’Europe, en montrant que nous sommes capables de surmonter des défis de taille liés à des questions d’identité. » De montrer, en somme, que bâtir des ponts est encore possible.


Photo de couverture : Le Stari Most © Patrice Sénécal

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