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Moretti, l’excellent connard

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La Parisienne

En avant-première pour cafébabel, on vous dévoile le dernier Moretti, très attendu en France et qui ne sera dans les salles qu'à partir du 2 décembre prochain. 

« La vraie nouveauté naît toujours dans le retour aux sources » dixit Edgar Morin. Fecit Nanni Moretti. Avec sa dernière fatigue, Mia madre (Ma mère, 2015), présenté en compétition au 68ème Festival de Cannes, le réalisateur romain réinvente ses obsessions de cinéphile engagé et modèle ses délires suivant l’univers familier, mais si méconnu, de la femme, de la Mère.

Avec la technique ancienne du dédoublement – pensons à l’autoportrait caché de Léonard dans Mona Lisa, sinon au Janus bifrons Flaubert-Bovary – le réalisateur de Journal intime (1994) abolit la narration autobiographique et investit une alter ego de la tâche diégétique. Clin d’œil au Marcello de La Dolce Vita fellinienne, Margherita Buy (qui avec cette interprétation sort enfin de son rôle fétiche de bourge au bord d’une crise de nerfs) interprète une réalisatrice homonyme, qui se mesure avec trois grands problèmes d’ordre tangible et métaphysique. D’abord, l’hospitalisation et le lent déclin de sa mère Ada, ancienne prof de latin, dont elle prend soin avec son frère Giovanni (Moretti, qui maintient lui aussi son vrai prénom). Puis, le tournage d’un film social sur la réalité italienne contemporaine, où des ouvriers occupent leur usine suite à la décision de licenciement massif, annoncée par un patron étranger sans scrupules. Et enfin les interrogations concrètes et morales d’une vie et d’une carrière, de femme et d’artiste, agaçantes à plusieurs reprises.

Moretti joue cartes sur table, tous ses pôles poétiques y sont : fiction autobiographique, drame, satire et militantisme. C’est la façon de tisser le récit qui tient de la nouveauté : la clé pour saisir la technique de Moretti nous est donnée justement grâce au personnage central de la mère, Ada (l’immense Giulia Lazzarini). Lors d’une séance de révision de latin avec sa petite-fille Livia, elle suggère « Quand on traduit, il ne faut pas s’arrêter à la première signification, mais chercher le sens ultime ».

Moretti désigne ses remplaçants, il se traduit pour offrir une signification pleine de son cinéma. Il devient évidemment Margherita car celle-ci est metteuse en scène de films engagés, comme lui, jonglant entre postulés esthétiques et contingences de plateau à la Truffaut. En pleine conférence de presse, juxtaposant rêve, flashback, flashforward, son fluxe de conscience est lapidaire « Pourquoi je continue à répéter les mêmes choses depuis des années ? Ils pensent tous que je suis capable de comprendre ce qui se passe, d’interpréter la réalité, mais je ne comprends plus rien. » Ou encore, lors du pétage de câble sur une camera car, elle crie « Le réal est un connard à qui vous laissez tout faire ! »

L’acteur américain Barry Huggins (le drôle et protéiforme John Turturro) est aussi un porte-parole de l’auteur : notamment, avec ses déclarations cinéphiles qui vont de Kubrick à Petri, de Rossellini à Lang, ou ses manies de diva suivies par des prises de conscience beckettiennes, systématiques. En maniant des cacahuètes, Barry se pavane et explique simplement la structure du film qu’on est en train de regarder – un film choral, qui revient toujours à la case de départ. Et il explicite le désir de Moretti, qui fonde Mia madre : en crise, suite à l’énième altercation avec la réal, qui le traite de « gros connard » (cet attribut s’étendant, donc, aussi à la catégorie des comédiens), il s’exclame shakespeariennement « Le cinéma est un travail de merde ! Ramenez-moi à la réalité ! » Les liaisons entre les personnages de Barry et de Giovanni, donc de Moretti lui-même, sont d’autant plus marquées puisque les deux occupent le même rôle social : coincés dans leur statu quo de bureaucrates, dans un moment sismique de l’économie italienne et planétaire, symétriquement, l’un est en train de faire dégager les ouvriers de son usine, l’autre demandant un congé, s’avérant un licenciement, afin de pouvoir s’occuper de sa mère à temps plein.

« Cherchez la femme »… mieux : la mère. Le dépassement des névroses du cinéaste romain – ce qui vaut à ce film une place d’exception dans le palmarès cannois 2015 – se situe dans les chambres-camera (obscura ?) des personnages féminins : Ada, Margherita (et Livia, a posteriori). Mères. Ayant une sensibilité qui transcende le travail (l’enseignement du latin ou le cinéma) et qui atteint une plus grande portée : la vie. Ces femmes engendrent la vie ; et leurs moments, bien que déterminés par l’hic et nunc, s’envolent, attirés par un macrocosme, plus élevé. Mia madre essaie de raconter ce secret voilé de la féminité, de la maternité, universelle comme la mort, de façon orgasmique (bien entendu du coïte féminin), aigue et multiple, « en couleur et fade », comme le dit Ada, en parlant d’un film imaginaire à la télé. Néanmoins limitée : la vision de Moretti reste masculine. Fantasmée. Evoquée. Indéfinie. Infinie ? Un retour aux sources, difficile, courageux, inattendu.

Scénario et raccords : simples et efficaces.

Le cinéma italien sait encore surprendre. Si le réalisateur est un connard, Moretti constitue un exemple d’excellence de cette catégorie.