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«Monsieur Kraus et la politique» : satire portugaise à la sauce polonaise

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Culture

L’écrivain portugais Gonçalo M.Tavares a récemment demandé sur cafebabel.com « aux artistes de se sentir libres de se détacher de mes textes s’ils en ressentent le besoin. Ce travail leur appartient désormais. Il suit son propre cours.

» Reçu 5 sur 5 par la metteuse en scène polonaise Violetta Wowczak, qui présente au théâtre des Déchargeurs à Paris l’adaptation de son livre enchanteur et désenchanteur Monsieur Kraus et la politique.

L’écrivain portugais Gonçalo M.Tavares n’écrit que depuis ses 31 ans mais il s’est déjà imposé à 40 ans comme une figure majeure de la littérature européenne. Tous les livres de l’auteur évoquent un même lieu utopique, « O barrio », un quartier peuplé de personnages aux noms d’écrivains, Messieurs Brecht, Valéry ou encore Calvino. Le Monsieur Kraus de Monsieur Kraus et la politique est un journaliste idéal dont la plume rigoureuse et lucide, est surtout corrosive. La politique, Monsieur Kraus ne peut en parler qu’à travers ses chroniques satiriques. Il faut dire que le Chef, ses trois assesseurs et le peuple qu’a imaginé Tavares inspirent rire jaune et désespoir.

Avec Jérusalem (2005) il a reçu le prix Saramago et le prix Portugal Telecom de littérature en 2007

Karl Kraus, un journaliste corrosif

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Le texte du portugais a été mis en scène au théâtre des Déchargeurs par l'actrice et metteuse en scène polonaise Violetta Wowczak. Basée en France depuis 1985, elle a fondé la compagnie Wowczak en 2005 avec la comédienne Sylvie Borten, l’une des assesseurs du Chef dans la pièce. Après la première, Violetta m'explique que le livre de Gonçalo M.Tavares fut pour Violetta une « rencontre heureuse » en 2009. Une vision théâtrale de l'œuvre lui est tout de suite apparue, et elle l'a insufflée aux comédiens en leur exigeant un travail de longue haleine basé sur le déplacement des corps. Sur scène, on dirait des danseurs bien qu'aucun des acteurs n'en ait la formation ! Quant à Monsieur Kraus, le personnage est un hommage à l’écrivain et pamphlétaire autrichien Karl Kraus, mort dans l’oubli en 1936  puis redécouvert après guerre. Redouté pour la virulence de ses satires, Kraus avait fondé la revue Die Fackel dont il fut le rédacteur presque exclusif pendant quarante ans. La corruption politique comme celle de la langue – dont il imputait la responsabilité à la presse – le déni de justice … autant de thèmes qui animaient sa plume et lui attiraient une foule d’ennemis.

Une pièce animale 

Violetta Wowczak connaissait Karl Kraus avant de lire le texte de Gonçalo M. Tavares. « Le livre de Gonçalo M.Tavares m’a incité à lire des textes de Kraus plus confidentiels et assez difficiles. Plus je le lis et plus je l’aime… » Sur scène, le Chef est, au sens littéral, un animal politique de la pire espèce. Eric Moscardo-Rabenja, qui interprète le ou plutôt les chefs, explique que Violetta Wowczak a d’abord demandé aux acteurs de se mettre dans la peau d’animaux pour jouer… Eric s’est donc mis en tête d’imiter un pélican. Très vite, des expressions, des mimiques et une façon de se déplacer se sont imposés à chacun. Le comique de la pièce repose donc en grande partie sur la gestuelle de ces clowns politiques qui dansent, grimacent, se lancent des petites balles.

Politiques, médias, tout le monde en prend pour son grade

Amusants mais féroces donc. Lorsqu’il s’agit de prendre du galon, de séduire le Chef et de se rapprocher de lui, ses trois assesseurs n’ont de cesse de se suspecter et leurs coups bas feraient rougir les plus vils courtisans du roi des Caractères de La Bruyère (œuvre satirique éditée pour la première fois en 1688, ndlr) . La Cour qui est ici mise en scène est un cabinet politique des plus actuels. Le survêtement du Chef, le concert des téléphones portables dans une scène hilarante … L’intention de la metteuse en scène est claire : ce spectacle affligeant, on le vit aujourd’hui ! Cela dit, ce que vise Violetta Wowczak, c’est l’intemporalité (et l’universalité) : le texte de Tavares ne mentionne pas une époque ni un espace particuliers. Bien que l’auteur soit portugais, la metteuse en scène polonaise et la troupe française, le texte lui a rappelé des épisodes de la vie politique de son pays. Ni le texte de Tavares ni le travail de Violetta ne tracent de frontières. Alors pas question pour Harlan, l'acteur américain de la pièce doté d'un français un peu particulier, d’atténuer son accent ! Dans le « barrio » de Tavares, que ce soit celui de Monsieur Karl et la politique, de Monsieur Valéry et la logique (septembre 2008) ou de Monsieur Calvino et la promenade (septembre 2009), les personnages sont toujours des archétypes. On aurait pu les retrouver à n’importe quelle époque et dans tout pays où les médias de masse sont les principaux (les seuls ?) moyens d’information.

Journaliste critique, une Ode à la solitude ?

Car si le monde du politique en prend pour son grade, les médias ne sont pas plus épargnés. Le Monsieur Kraus de Tavares est en ce sens un journaliste exemplaire : effaré par la bêtise du Chef, il l’est aussi par celle des journaux. S’il pénètre dans l’antre du pouvoir, il passe aussi du temps parmi les gens du peuple et les écoute commenter, dans une scène majeure, le journal où on explique qu’il faudrait que l’issue d’un match de football soit décidée par un scrutin populaire. Une sorte de « démocratie pour les nuls ». Monsieur Kraus est un journaliste exemplaire, donc terriblement seul. Pour Violetta Wowczak, être journaliste, « c’est avoir le privilège de la parole publique ». Et le comédien, l’artiste et le spectacle de théâtre sont eux aussi investis par cette mission. Comme me l’ont dit les comédiens d’une seule voix, « on se sent investi de quelque chose dans une pièce comme celle-là ». Sauf que, rappelle Emmanuel Gil, « le théâtre n’est pas fait pour donner les réponses mais pour poser les questions ».

Monsieur Kraus et la politique, mise en scène de Violetta Wowczak d'après le texte de Gonçalo M. Tavares, au théâtre Les Déchargeurs, jusqu’au 9 avril 2011.

Photos : Une : Monsieur Kraus et la politique - courtoisie du théâtre des Déchargeurs ; Gonçalo M. Tavares : courtoisie de l'écrivain