Mon expérience de stagiaire sur une péniche à Amsterdam
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Raphaël RoubyVoici l’histoire d’une stagiaire canadienne, jonglant entre les défis d’un stage à Amsterdam et les difficultés quotidiennes de la vie sur les canaux de la capitale des Pays-Bas. Récit d'un épisode de vie au fil de l'eau.
La péniche s’appelait Pandora. C’est à peu près tout ce que vous avez besoin de savoir.
C’était une embarcation assez ramassée, de la taille d’un petit camion de déménagement, à la livrée jaune et bleue criarde. Il serait exagéré de dire qu’elle était jolie. Elle avait pourtant ce que d’aucuns appellent poliment du « caractère » : une petite cabine recouverte de lambris, aux rideaux blancs et bleus constellés d’étoiles de mer. Elle abritait aussi une loyale colonie d’arachnides, et une veilleuse qui fonctionnait à mi-temps. Pas de veilleuse, pas d’eau chaude. Et quand les tuyaux gelaient ? Pas d’eau du tout.
Lorsque j’y ai emménagé, j’avais 23 ans. C’était au milieu d’un hiver particulièrement rigoureux, et je n’étais pas vraiment la candidate idéale à la vie sur une péniche. J’étais jeune, étrangère, très piètre bricoleuse. Et surtout, jusqu’alors, j’avais été une continentale assumée. J’avais refusé des sorties canoë lors de colonies, souffert d’un terrible mal de mer dans des croisières et raté mes leçons de natation par pur défi. Rien de tout cela n’avait changé, mais franchement, je n’avais pas vraiment le choix.
Piégée par le glamour et l’optimisation du référencement
Cet automne-là, je venais à Amsterdam pour un stage dans une société d’édition et de design. J’étais aussi incongrue comme rédactrice web que comme habitante de Pandora.
À mon arrivée, je venais de terminer quelques semaines auparavant un job d’été dans une grande rédaction de Toronto ou, dernier maillon d’une chaîne infinie de stagiaires, j’avais été rapidement chargée de la sainte trinité de l’horreur dans les grandes métropoles : meurtres à l’arme à feu, à l’arme blanche et accidents insolites. Mes journées – c’est-à-dire le plus souvent mes nuits – se passaient devant les scanneurs de la police et les écrans de télévision surexcités. Plus mes reportages devenaient passionnants et horribles, plus je m’éloignais du monde du jour et des emplois ordinaires.
J’étais aussi quelque peu terrifiée : au cours de mon enfance et de mon adolescence protégées, je n’avais jamais dû faire face aux difficultés de la vie, et voici que j’avais pour mission de relater les drames d’autrui. Soudain, la vie m’apparaissait autrement. Je n’avais jamais vécu de tragédies, mais ma fréquence de réception avait changé. J’avais désormais branché mes antennes sur les catastrophes qui frappaient les autres.
Bien entendu, rien de tout cela ne me préparait à cette quatrième dimension souvent ripolinée de l’art et du design. Avec mes bottes de cow-girl et mon coupe-vent, voilà que j’étais transplantée dans un monde qui ressemble parfois à une fête, surtout à Amsterdam, où les employés des sociétés de mode et de design occupent les tours de bureaux du sud de la ville mais viennent se divertir sous le léger balancement des chandeliers, dans les canaux du centre-ville. Mes nouveaux colocataires, des Anglais concevant de la lingerie, étaient une autre porte d’entrée sur ce monde. Lors de mes apparitions sur Facebook, j’étais rayonnante : sans doute l’effet conjugué de la lingerie gratuite et du champagne rose.
La réalité quotidienne était bien sûr un peu différente. Je passais l’automne sombre et pluvieux dans l’ouest d’Amsterdam, où je louais une petite chambre dans un appartement que je partageais avec d’autres filles, entourée de familles avec de jeunes enfants et accompagnée par les cloches des églises qui résonnaient à travers nos murs pelés. La chambre était décorée de babioles et de cartes postales : des scènes de rue d’Amsterdam, des photos d’Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé, des pailles fantaisie ornées de minuscules ananas en papier. On aurait dit le nid d’une adolescente qui avait laissé derrière elle les souvenirs de son enfance.
La chambre correspondait à mon humeur de l’époque. J’étais une éditrice et une locataire peu crédible, et cela m’allait assez bien d’occuper des fragments de vie d’autres gens.
J’avais vu les photos de Pandora sur un site d’annonces immobilières, puis je m’étais rendue sur place un jour de tempête, autour de Noël. La péniche était amarrée dans les faubourgs extérieurs d’Amsterdam, parsemés de moutons, vision de la Hollande rurale, peuplée de moulins et de voisins qui sortaient leurs poubelles en sabots. À mon arrivée, mes futurs propriétaires m’introduisirent chez eux, sur un confortable bateau, avec des fenêtres-hublots et un poêle. Je m’assis sur leur canapé tandis qu’Yvette préparait le thé et que Floris installait le sapin de Noël, en l’accrochant des deux côtés pour l’immuniser à l’effet du roulis.
J’allais emménager en janvier.
À cette époque, si mon arrivée à Amsterdam ressemblait à des extraits de comédies romantiques, elle avait pris une teinte tragicomique (la romance étant plutôt absente). Mes reportages à base de scanners de police me manquaient, et cela m’agaçait qu’il soit plus stressant d’écrire un article sur une manifestation artistique que sur un mort par balle.
Quant au monde du design, j’étais moins convaincue que jamais. Ce n’était pas tant le sujet qui m’énervait que les événements, les brochures, les présentations de trucs, de machins et de bidules – dont aucun n’avait d’étiquette de prix clairement affichée –, et surtout le monde alternatif dont ils faisaient l’article. Les objets beaux et basiques étaient délaissés au profit de couches à superposer entre soi et l’imparfait. C’était une manière d’exister loin des problèmes (petits ou grands), des tragédies et de la laideur encombrant l’existence d’autres gens.
Bien sûr, j’étais venue à Amsterdam pour vivre ce genre de vie, j’étais une perfectionniste à la recherche des choses que je pensais devoir convoiter. Je m’étais enchaînée à un poteau de faux glamour et d’optimisation de moteurs de recherche, et j’étais surprise de ne découvrir aucune réalisation, ni sens profond à l’horizon.
Pourtant, j’étais obsédée par un jugement qui ponctuait mes trajets matinaux pour aller au travail : « Tu te dois d’aimer cela, me répétais-je sans cesse, certains feraient n’importe quoi pour mener la vie que tu as. »
Au fil de l'eau
Parmi les épreuves de la vie sur la péniche, je subis, dans l’ordre : le fonctionnement intermittent de l’eau, les clés tombées sur la glace et récupérées avec un bâton et une patère (et, plus tard, perdues à jamais au fond du lac dégelé). La neige sur les plans de travail ou le sol, la glace dans l’évier, les toilettes et la douche. Une valise fondue sur le poêle, les colonies d’araignées et leurs morsures puis, bien entendu, la mousse. Partout. Chaque galère épouvantait les visiteurs, mais renforçait encore un peu mon amour pour Pandora.
Notre quotidien était peuplé de rituels compliqués et émaillés d’incidents. Le petit fourneau du bateau, cloison ténue entre l’hypothermie et moi, devait être sans cesse alimenté en kérosène. Cette opération exigeait deux paires de mains, un entonnoir et une énorme hache, maniée sur le pont gelé et instable. Cela se déroulait invariablement par une nuit d’encre. À Amsterdam, en janvier, il fait toujours nuit.
Pour prendre une douche, si les tuyaux n’étaient pas congelés, il fallait aspirer l’eau hors d’une pompe à moitié cassée. Même lorsqu’elle fonctionnait, on se tenait dans trois centimètres de glace obstinée et à moitié dégelée, sous un filet d’eau si mince que l’on sortait de là presque aussi sec qu’on y était entré, mais transi.
Pour cuisiner, il fallait se plier aux caprices du seul brûleur qui daignait encore fonctionner. Je préférais faire cuire mes pâtes dans la bouilloire.
L’humidité et le froid dominaient tout le reste. Je développais les problèmes de santé liés à la vie à l’extérieur : des rhumes permanents, un tympan abîmé et sanguinolent, ainsi que ce que mon docteur décrirait plus tard comme un risque de gangrène accru pour le restant de mes jours.
Le seul fait de rejoindre le bateau était difficile : le voyage en tram depuis le centre d’Amsterdam ne posait pas de problème, mais il n’était que le prélude à une marche d’une demi-heure, au-dessus d’un pont exposé aux caprices de la météo, puis le long d’une route boueuse, coiffée d’une digue battue par les vents et très prisée par le brouillard.
Le trajet à pied semblait sans fin, mais il avait quelques côtés plaisants : les capitaines vous saluaient de la main tandis que leurs barges fendaient la glace au-dessous de vous, les mouettes se reposaient sur les portes des écluses la nuit, criant dans les lumières graisseuses des bateaux amarrés le long de la digue. C’est ainsi qu’avec le temps, ce chemin devenait le théâtre d’une méditation quotidienne, un anathème sapant tout glamour et toute once de divinité.
Au printemps, la pluie continue des six mois précédents perdit en intensité : désormais, elle ne se manifestait plus que par averses. La glace recouvrant le lac commença à fondre, et je développais de petites habitudes, des pèlerinages issus de ma solitude.
Quant à Pandora, elle fêta l’arrivée du printemps en menaçant de sombrer.
À mon réveil, un samedi, je découvris une lente infiltration d’eau dans mes toilettes. Je m’étais accoutumée à ces petits problèmes, et plutôt que de paniquer, je partis faire mes courses.
Lorsque je revins, l’eau avait encore gagné du terrain. Floris vint ouvrir le pont bleu de ma maison, révélant les tuyaux et les becs de son moteur, à moitié submergés. Il connaissait des fragments de son histoire : construite à l’époque de la Deuxième guerre mondiale en Hollande, la péniche transportait du charbon. Elle avait appartenu à un artiste, se déplaçant au gré de ses tournées, avant qu’il ne disparaisse au Brésil, l’abandonnant comme un vieux matou encombrant.
Il me dit qu’elle s’appelait Pandora, et que le dégel du lac avait été trop violent pour sa vieille tuyauterie. Sa petite taille lui avait sauvé la vie : sur un plus gros bateau, lorsque vous voyez l’eau, il est trop tard. Cet épisode ne me dérangea pas : j’étais rassurée qu’elle, au moins, soit capable de montrer qu’elle coulait.
Leçons de vie
Mon travail de chaque jour consistait à entretenir, sinon à créer du rêve. Un amour pour des objets qui dépassaient le simple matérialisme, pour entrer dans la toute-puissance de la consommation. Et, à ma manière, je commençais à glisser moi aussi dans le rêve.
Dans mes contacts avec autrui, j’étais retournée dans l’enfance, et mon groupe d’amis était principalement formé des moutons voisins et des personnages issus des monologues et des histoires nés dans la brume de mes promenades matinales. J’imaginais ma vie comme une odyssée sur Pandora et j’échafaudais des voyages à travers la face cachée et magique de la ville : dans le sillage des cygnes, je glissais sous les minuscules ponts jetés par-dessus les canaux et je broutais les pieds des touristes qui s’embrassaient après une nuit blanche.
Les soirs et les dimanches, je marchais pendant des heures. Je suivais ma progression à travers la ville grâce aux noms de rues, j’étais une exploratrice solitaire calfeutrée dans les arrière-salles des cafés. J’avais passé l’automne comme un spectre, essayant de disparaître dans une autre vie, et voici que je retournais à la solitude, acceptée comme un choix évident.
J’avais été une perfectionniste de boudoir, venue vivre ici attirée par l’extravagance amstellodamoise, mais, après six mois de quasi-solitude, voilà que je me débattais, dégoûtée par les surfaces lisses que j’avais toujours essayé de créer.
J’avais passé tous ces mois à prendre de petites décisions, à arrêter d’accumuler des choses dans ma vie, des objets qui n’avaient aucun sens pour moi, des chaises et des lampes de prix, des idées faciles. Je commençais à contempler les choses plus simples.
Je terminai mon stage en avril. Soulagée, j’abandonnais le monde du design de luxe. Je passais mes dernières semaines sur Pandora – désormais havre de chaleur pour ses araignées –, et dont les lents mouvements épousaient la respiration du lac, ridé par les vagues des barges qui le traversaient. La péniche tirait alors sur ses amarres, tentée de prendre le large.
En quittant les Pays-Bas, je n’oubliai pas Pandora.
Désormais à nouveau terrienne, je m’imagine encore partie d’un duo bringuebalant, battu par les vents, formant avec ce bateau une équipe imparfaite mais charmante, glissant sur les canaux d’Amsterdam, lorsque les rues sont désertes et le ciel déjà clair.
C’est mon mythe, ma fable. Et, comme toute fable a sa morale, que m’a enseigné Pandora ?
Elle m’a appris que pour être quelqu’un de bien, il fallait plus que de bonnes intentions, et plus que de la culpabilité. Qu’il fallait du travail et de la discipline, de la gentillesse et une empathie – pour soi-même autant que pour les autres. Je pensais que je sombrais, et que la vie d’adulte, dans ses détails les plus petits et les plus triviaux, était plus difficile et compliquée que je ne l’aurais jamais cru. Mais il faut du temps et de la persévérance pour devenir une personne capable de penser pour soi, une personne prête à donner plus qu’elle ne reçoit. Pandora m’a appris qu’il s’agissait d’un travail que l’on commence tôt, en sachant qu’il durera la plus grande partie de sa vie.
C’est ainsi que, lorsque je pense à ce que m’a apporté Pandora, je me dis qu’elle m’a permis de comprendre ce qu’il y a de plus précieux à vingt-trois ans : comment accepter l’imperfection, tout en continuant à flotter.
Katherine Dunn tient un blog, Pandora & I.
Ils viennent d’horizons divers. Leurs vies pourraient prendre n’importe quelle tournure et prendre racine n’importe où. Face à l’imprévu, une chose semble pourtant inéluctable : à un moment ou à un autre, ils feront tous un stage. Portrait des stagiaires européens de 2015.
Translated from Pandora and I: My experience as an intern in Amsterdam