Marocains, vous n'êtes pas Charlie
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Nous republions, avec leur aimable autorisation, un édito que la rédaction du magazine marocain Nss Nss a mis en ligne le lendemain de la tuerie à Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier. Nabil interpelle ses concitoyens sur leurs réactions vis à vis du drame et les appelle à dépasser « la peur des répresailles », entre autres.
L’attentat qui a visé mercredi 7 janvier les locaux de Charlie Hebdo est un drame. Un drame d’abord humain puisque 12 personnes y ont trouvé la mort. Peu importe d’ailleurs qu’il s’agisse de journalistes, d’illustrateurs, du directeur de la rédaction ou d’un « simple » citoyen de passage ce jour-là. Il ne peut y avoir de logique de priorité ou de hiérarchie face à la mort d’un individu. Ce n’est pas plus grave pour l’un que pour l’autre.
Un drame qui a aussi une teinte socio-politique. Il y a bien quelques cons éclairés qui trouveront le moyen de dire que cette triste page de l’histoire de France n’a rien à voir avec la religion. C’est pourtant bien le cas, qu’on le veuille ou non, et bien que cette tragédie ne se limite pas au champ religieux. À l’autre extrême, d’autres cons éclairés, n’en feront pour le coup qu’une affaire de religion. En somme, une goutte d’eau qui vient s’ajouter à celles qui font déjà déborder le vase de la colère, de la haine et du rejet de l’autre, du musulman de France en l’occurrence et par extension de l’arabe, du noir, de ces majorités que l’on traite encore comme des minorités. Une aubaine donc pour les tenants de l’isolationnisme identitaire, à quelques mois seulement des prochaines échéances électorales. Un drame socio-politique car la France, par cet acte, est touchée au plus profond de ses valeurs républicaines de libertés et notamment de liberté d’expression. Et c’est là probablement le plus grand échec des barbares à l’origine de ce massacre. Ils ont voulu punir Charlie Hebdo par la mort, ils lui auront finalement offert encore plus de renommée, et par dessus tout, l’immortalité.
Les réactions ont été quasi-immédiates et en provenance du monde entier. Diplomates, journalistes, illustrateurs, vox populi facebookienne ou issue de la twittosphère, tout le monde a un avis à exprimer. Le Maroc n’a pas échappé à ce mouvement et nos media nationaux ont couvert l’événement avec acuité.
Des réactions d’indignation et de soutien aux familles des défunts, concrètement inutiles mais symboliquement nécessaires. Mais aussi des réactions à faire vomir un mort. Et je ne parle pas ici de ces quelques fanatiques et autres écervelés à qui les réseaux sociaux donnent droit de parole pour crier leur joie à coups de « c’est bien fait pour eux ». Ceux-là, à défaut d’être justes, sont néanmoins cohérents avec leur bêtise. Non, les commentaires les plus dégoûtants sont bien ceux qui mêlent regrets, indignation en demi-teinte et l’évidence fallacieuse d’un drame attendu, d’un drame qui appartenait au domaine du certain. Une sorte de relativisme religieux et politiquement correct qui habite le discours des plus « éduqués » d’entre nous.
Rien de nouveau sous le soleil donc. Un acte aussi barbare suscite et suscitera toujours polémiques, débats, déchirements et incompréhensions, dans les cœurs aussi bien que dans les esprits.
De l’esprit, c’est justement ce sur quoi j’aimerais m’attarder quelques instants, notamment s’agissant de ces réactions issues de notre pays. Et pour le coup, les plus intéressantes à analyser, sont celles de ces personnes et media qui, avec conviction et sincérité je n’en doute pas, ont procédé à la (con)fusion hashtaguée de leurs êtres avec l’esprit de Charlie Hebdo : #jesuischarlie. Le rédacteur en chef d’un media en ligne de la place a même titré son édito : « Nous sommes tous Charlie ». La rédaction de NssNss, elle aussi choquée, s’est laissée aller à un dessin en guise de soutien et à une appartenance auto-déclarée : #Mootestcharlie.
J’aurais aimé donner raison à ce titre. J’aurais aimé donner raison au Moot qui sommeille en beaucoup d’entre nous. J’aurais aimé trouver une raison objective au rassemblement prévu ce samedi (samedi dernier désormais, ndlr) à Casablanca. Mais le fait est que nous marocains, citoyens ou résidents parmi lesquels des journalistes, nous ne sommes pas Charlie. Au pire, nous ne voulons pas l’être. Au mieux, nous espérons un jour pouvoir l’être.
Se permettre de dire que l’on est Charlie, c’est dire notre adhésion et notre attachement inconditionnels au principe de la liberté d’expression dans son acception la plus violente et sous l’angle de l’universalité. Celle qui justifie l’offense des uns pour faire rire les autres. Celle qui use notamment de la satire pour dire, informer, se divertir et dénoncer en même temps.
Combien d’entre vous, journalistes y compris, s’interdisent encore de parler à tort du roi, d’un de ses discours, de sa position ou de l’une de ses décisions ? Combien d’entre vous n’hésitent pas à rire de ce juif radin mais s’offusquent à la moindre représentation d’un prophète dont la parole est bafouée quotidiennement ou par occasion dans un bar, un bordel ou autour d’un repas top secret un jour ensoleillé de ramadan ?
Être libre ce n’est pas l’exprimer en catimini, par procuration voire expropriation du drame d’un peuple qui n’est pas le nôtre ni dans l’esprit ni dans les valeurs. Être libre, c’est vivre sa liberté, respecter celle d’autrui, et avant tout, l’assumer contre vents et marées. Et de grâce épargnez moi les objections sous forme de discours à la mords-moi-le-nœud. Ne me dites pas que « ce n’est pas pareil ». Il ne peut y avoir de singularité dans l’adhésion à un principe qui se veut universaliste. Ne me dites pas que « c’est la loi et que nous n’avons pas le choix ». Vous feriez affront et déshonneur à toutes celles et tous ceux qui peuplent les cercueils de ce monde, qui ont bravé ces lois liberticides pour que leur descendance n’ait plus à se tourmenter avant de dire ou de faire ce qu’elle pense. Ne me dites « qu’il faut distinguer le modéré de l’extrémiste ». C’est un discours de parade qui permet de se sentir mieux mais qui ne fait pas avancer les choses. J’emprunte ici les dires d’un ami qui illustre bien ce propos : « Il n’y a pas de musulman, de juif ou de mormon modéré. Il y a les Hommes, et il y a les fous. Et sur les gradins, une légion de cons qui regardent la bouche ouverte ».
Non, ici bas, dans le plus beau pays du monde, au Maroc, vous n’êtes pas Charlie. Si vous y aspirez, utilisez les bons mots, ceux de l’aspiration justement, de la projection vers un Maroc comme vous aimeriez le voir et le vivre. Multipliez les prises de paroles mais surtout les actions. Dépassez le déterminisme dans lequel on essaie de vous enfermer. Dépassez votre peur des représailles, de la prison et même de la mort. Si vous ne le souhaitez pas, n’avez pas assez de volonté ou de courage, permettez-moi l’impolitesse de vous dire de fermer vos gueules ou de vous contenter d’exprimer votre solidarité et soutien aux familles des victimes de cet énième drame dont seule l’humanité est capable.
#jenesuispascharlie mais #jespereunjouretrecharlie dans mon propre pays.
Par Nabil Sebti pour Nss Nss.