Mais qui es-tu, Abdellatif Kechiche ?
Published on
Tour à tour chic et tyran, génial et chiant, Abdellatif Kechiche semble contenir tous les attributs du réalisateur versatile. Depuis que certains techniciens ont révélé le comportement despotique du réalisateur sur le tournage de son dernier film lauréat La Vie d’Adèle, le monde du cinéma en est même devenu bipolaire.
Entre esquive et coup bas, portrait d’un mec qui prend le temps, mais surtout celui des autres.
Dimanche 26 mai. Instant glam près de la Croisette. Flanqué des deux actrices de son dernier film, Abdellatif Kechiche reçoit la palme d’or du 66ème festival de Cannes pour La Vie d’Adèle. Nœud papillon noir, cheveux court et lunettes carrées, le réalisateur franco-tunisien fringué comme un cadre de Polylogis prend son temps « comme d’habitude » pour remercier celles et ceux qui ont contribué à la fabrication de ce film…
Ring Abdel
"Enfin pas vraiment. Le lendemain du speech, l’auteure du roman graphique qui a largement inspiré le scénario de La Vie d’Adèle - Julie Maroh - adresse sur son blog un petit mot à « ceux qui se sont montrés écoeurés que Kechiche n’ait pas eu un mot pour (elle) ». La pilule amnésique est difficile à avaler tant la BD intitulée Le bleu est une couleur chaude constitue le point de départ du film. Qu’importe, la bédéiste ne lui en tiendra finalement pas rigueur et Les Inrocks nous rassureront en soulignant qu’il « arrive que dans l’émotion ( …), on en oublie de remercier Untel ou Untelle ». Et puis on pourra toujours se soulager en constatant une fois de plus que la France s’éclate à brûler ses idoles dès l’instant où ils brillent un peu.
Enfin pas vraiment. Car ce que l’on appelle désormais le « Kechiche Bashing » trouve plutôt son origine dans un communiqué publié le 23 mai par le Spiac-CGT, le syndicat des professionnels de l’industrie de l’audiovisuel et du cinéma, afin de dénoncer les mauvaises conditions de tournage de La Vie d’Adèle. Depuis une semaine, les témoignages de techniciens se succèdent pour casser de la graine sur le dos du mulet. Ponctuée d’imprévus et rafistolée par une armée de stagiaires, la fabrication du cinquième long-métrage d’Abdellatif Kechiche symboliserait le pire scénario jamais vécu par la profession. Pour Denis Gravouil, secrétaire générale du Spiac-CGT, Kechiche est tout simplement « un tyran ». « La pire anecdote que l’on m’a rapportée sur le tournage c’est un technicien, proche et important collaborateur du réalisateur sur le film qui monte sur une grande échelle pour réparer une ampoule à 5h du mat’, après 15h de boulot. Kechiche lui dit de descendre de l’échelle tout de suite et de laisser ce travail à quelqu’un de « remplaçable » », poursuit-il. Fait rarissime, des chefs de poste avec qui le réalisateur travaillait depuis toujours ont même quitté le plateau en cours de route.
« Ce n’est pas la première fois que l’on me fait des retours sur son comportement, raconte Denis. Sur son précédent long-métrage, Vénus Noire, les techniciens se trouvaient dans des états de fatigues effarants et Kechiche n’hésitait pas à les virer d’un seul coup. » Gageons quand même que l’affaire a de quoi ébahir, eu égard à un réalisateur qui, dans ses déclarations publiques, s’est souvent montré compatissant quant à la situation compliquée des intermittents du spectacle et extrêmement précautionneux avec ses acteurs. Mais qui es-tu vraiment, Abdellatif Kéchiche ? Croyez le ou pas, la réponse ne se trouve pas dans La Vie d’Adèle mais dans le passé.
Du Gigolo à Marivaux
Abdellatif Kéchiche né le 7 décembre 1960 à Tunis. Six ans plus tard, sa famille s’installe en France, à Nice. Dans les années 70, le petit « Abdel » grandit à tâtons dans une France qui dit encore « melon » pour désigner un arabe. Le garçon trouve alors refuge dans les salles obscures, tombe raide dingue du cinéma de Claude Miller (Dites-lui que je l’aime) et de Bertrand Blier (Les Valseuses) puis s’inscrit au conservatoire de Nice en caressant des rêves d’écriture. S’ensuivent les années 80 où les médias parlent d’ « émergence d’un cinéma beur ». Parallèlement à ses études d’arts dramatiques et de quelques compositions au théâtre, Kechiche décroche son premier rôle au cinéma pour un film d’Abdelkrim Bahloul, Le Thé à la menthe (1984) et impressionne trois ans après en campant un gigolo suffisant dans Les Innocents d’André Téchiné en 1987. C’est cette année là qu’il rencontre celle qui deviendra sa compagne, Ghalia Lacroix, et avec qui il écrira les dialogues de tous ses futurs films.
« Il symbolise une nouvelle génération de réalisateurs sans règles »
Pourtant, ce n’est que 20 ans après ses débuts dans le cinéma que Kechiche embrasse le succès en tant que réalisateur. En 2005, quatre ans après le bide qui a accompagné la sortie de son premier long (La Faute à Voltaire), L’Esquive rafle 4 César. Joué par des acteurs amateurs, le film relate la vie d’un groupe de jeunes de banlieue qui répète une pièce de Marivaux. Avec La Graine et le Mulet (2007) et Vénus Noire (2010), le cinéaste surfe ensuite sur l’assentiment des médias et impose un style tout en longueur. Car, sachez-le, regarder un film de Kechiche, c’est mourir un peu. Sur 5 longs-métrages, le tarif moyen est de 2h20. Avis aux narcoleptiques, La Vie d’Adèle dure 2h50. La légende raconte aussi que 750 heures ont été dérushées pour en accoucher et que des coups de rabot auraient été suggérés par Thierry Frémaux, délégué général du festival de Cannes, pour soigner ces problèmes de pellicule.
Bref, au nom de l’art, l’artiste prend son temps. Celui des autres aussi. Originellement prévu pour être tourné en deux mois et demie, le long a épuisé les équipes de tournage pendant 5 mois. Fini à l’huile de coude, La Vie d’Adèle a coûté 4 millions d’euros, « cher quand la moyenne est de 2 à 3 millions pour ce genre de films », précise Denis Gravouil. « De toute façon, depuis que Kechiche a créé sa boite de production (Quat’Sous, ndlr), il a les pleins pouvoirs. La double casquette de réalisateur-producteur permet à cette nouvelle génération de cinéastes de s’affranchir de toute règle. » Voilà comment au-delà du cas Kechiche, le cinéma français concourt à générer des monstres à deux têtes dont aucune ne s’efforce à retenir l’essentiel. Dans un discours comme sur le reste.
La Vie d’Adèle sortira en France le 09 octobre 2013. Kechiche d’y aller ?
Photo : Une et le aiser © courtoisie de la page Facebook officielle de La Vie d’Adèle, Texte : Le bleu est une couleur chaude © courtoisie du blog de Julie Maro, Kechiche © courtoisie de la page officielle du festival de Cannes ; Vidéo (cc) popelinedejersey/YouTube