Macédoine : une capitale archi déglinguée
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Après 27 ans de conflits, un accord historique sur l'appellation de la Macédoine vient d'être trouvé avec le voisin grec. Pour autant, il ne parviendra pas à achever la quête d’identité de cet État d’Europe du sud. Le projet d’architecture et d’urbanisme Skopje 2014 devait moderniser la capitale. Au lieu de ça, il l'a défigurée en mélangeant les styles, les statues et les histoires. Nous avons rencontré deux frères architectes qui tentent de réparer les dégâts.
Fin juin 2016, la température affiche plus de 40 degrés à Skopje, et rester plus de quelques minutes au soleil est à la limite du supportable. Pourtant, nombre de travailleurs se courbent l’échine sur les chantiers de rénovation du centre-ville dans le cadre du projet titanesque Skopje 2014. La ville se transforme et prend un visage qui laisse perplexe. Sous le soleil brûlant, les nouveaux bâtiments de marbre et d’or brillent de mille feux. Il est alors difficile d’imaginer à ce moment-là le tournant que la Macédoine va prendre. Que les chantiers seront stoppés et que les bâtiments récemment érigés feront l’objet de vifs débats. Dejan et Milan, deux frères originaires de la ville, ont assisté avec effarement aux multiples rénovations du projet Skopje 2014. Si l’aîné, Dejan, travaille désormais dans une agence d’urbanisme et d’architecture, Milan, le plus jeune, vit et poursuit ses études d’architecture à Ljubljana. Ensemble, ils se battent pour impliquer les citoyens dans les projets urbanistiques, et pour faire connaître les enjeux architecturaux de Skopje au-delà des frontières. Comme à l’occasion du forum EuropeanLab à Lyon, où nous rencontrons Dejan pour la première fois. Il tient alors une conférence au sujet de la situation politique et architecturale de son pays, et nous en profitons pour l’interpeller. Grâce à ces échanges, Dejan nous accueillera dans sa ville pour faire un état des lieux.
Bateau pirate et bus londoniens
Fin juin 2016 donc, nous avons rendez-vous à l'école d'architecture de Skopje pour commencer la visite de la ville. Contrairement à nous, Dejan est habitué à la chaleur écrasante. En short, chemise légère et bouteille d’eau en main, il rase stratégiquement les murs. Sur des airs de musique classique diffusés dans les rues de la ville, nous prenons progressivement conscience de la démesure et de l’anachronisme total du projet. Chaque pont, chaque place est bordée de sculptures. Dejan nous confie ne pas connaître beaucoup des personnages coulés dans le bronze... « Ça a commencé, comme s’ils voulaient célébrer leur passé ou quelque chose comme ça. Plus d’une centaine de sculptures ont été érigées sur les cinq dernières années. Pour certaines d’entre elles, personne ne connaissait le personnage représenté. » Alors que le Parlement flambant neuf semble sortir tout droit de l’antiquité, les ponts en béton sont recouverts de dorures, les façades des bâtiments tapissées d’un décor à base de colonnades et autres joyeusetés néo-classiques. Par ailleurs, les préconisations données par l’architecte japonais Kenzo Tange suite au tremblement de terre de 1963 (qui fera 1000 morts, 3000 blessées et plus de 120 000 sans-abri, ndlr) ont été complètement ignorées. En témoignent les bâtiments institutionnels qui ont été construits à fleur de la rivière Vardar, zone inondable de la ville, alors même qu’une distance minimum de construction des bâtiments vis-à-vis des berges était préconisée. De l’autre côté de la rive, un bateau pirate, accueillant bar et restaurant, trône sur une épaisse dalle en béton, coulée directement dans l’eau de la rivière. On ajoute à cela des bus rouges semblables à ceux que l’on trouve à Londres qui parcourent la ville, et l’incohérence devient totale. On a l’impression que des idées et des styles ont été pris ça-et-là et copiés littéralement dans la capitale macédonienne. Quel était le thème de la soirée ? « Grèce antique, et pirates anglais » ? Kenzo Tange avait une vision globale de la ville, fondée sur les fonctions et les besoins. Anciennement socialiste, Skopje devait posséder un certain nombre de bâtiments publics, qui auraient permis de réaménager les choses sans se heurter aux parcelles privées. Ces besoins ont été relayés au second plan, au profit d’un patchwork incohérent. La ville semble se chercher une identité, comme si elle essayait de se créer une grandeur, un patrimoine architectural qu’elle ne possède pas. Selon Dejan, « la procédure entière est illégale […] Au final, personne ne sait qui sont les architectes qui ont élaboré le projet urbanistique ces sept dernières années. Personne ne connait la procédure de changement, le plan d’urbanisme, qui a été fait peut-être à 5h du matin, quand personne ne travaillait. »
« Le projet Skopje 2014 est issu d'une politique autoritaire, menée par le parti conservateur depuis 10 ans pour montrer la grandeur de la nation. »
Avec ses façades et ses ponts maquillés de dorures, colonnes ou sculptures, Skopje donne l’impression de s’être déguisée. Depuis 2006, la capitale macédonienne n’a cessé de vouloir ressembler à sa voisine grecque en piochant allègrement dans le style et les figures de la Grèce antique pour se les approprier. L’ancien gouvernement de la droite conservatrice (VMRO-DPMNE, Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure - Parti démocratique pour l’unité nationale macédonienne) n’a pas hésité à grossir le trait. Alexandre Le Grand, personnage célèbre de l’antiquité, a vu son nom associé à l’aéroport de Skopje, et une statue titanesque à son effigie a été érigée en plein centre-ville. Environ 7 millions d’euros ont été investis pour construire ce cavalier de bronze, élevé au-dessus d’une fontaine à la pointe du kitsch avec son animation lumineuse et aquatique. Quant à l’aéroport, les pourparlers ont permis, avec des efforts de la part du nouveau premier ministre Zoran Zaev, de le rebaptiser sobrement « aéroport international de Skopje ».
Sans parler de la dernière polémique en date. Si le pays s'appelait depuis 1991 "Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM), les Grecs ne s'en sont jamais satisfaits. Leur pays possède en effet une région au nord, appelée Macédoine. C'est d'ailleurs cette bataille autour du nom qui a amené la Grèce à bloquer l'entrée de leur voisin dans l'UE et l'OTAN. Aux dernières nouvelles, les premiers ministres grecs et macédoniens Alexis Tsipras et Zoran Zaev se sont enfin accordés sur un nom : République de Macédoine du Nord. Après 27 ans de querelles, l'accord devient historique.
La révolution colorée
Pour « redorer l’image » du centre-ville, le gouvernement d’alors dépense des millions. Pourtant, les citoyens semblent avoir des besoins plus urgents, à commencer par un meilleur système de santé. « Au final, environ 600 millions d’euros ont été investis dans la ville de Skopje, qui représente une infime partie du pays. Est ce qu’on avait vraiment besoin de ça, à ce moment-là ? », nous confie Dejan. Des affaires de corruptions liées au projet complètent le tableau, et ont provoqué la colère de la population. Début 2016, le gouvernement VRMO-DPMNE a été soupçonné d’avoir mis des milliers de citoyens sur écoute, en plus d’être corrompu. En avril, des milliers de citoyens se révoltent et sortent dans la rue, jusqu’à finalement se munir de peinture et prendre pour cible les bâtiments, symboles du pouvoir et de la décadence. Pendant notre visite, nous ne pouvons passer à côté des nombreuses traces de cette « colorful revolution » qui décorent la ville, et notamment des édifices symboliques comme le Parlement macédonien.
Nous faisons un détour à Ljubljana où on retrouve le plus jeune des deux frères : Milan. Expatrié dans la capitale slovène pour ses études d’architecture, il nous raconte comment il perçoit sa ville d’origine : « Le projet Skopje 2014 est issu d'une politique autoritaire, menée par le parti conservateur depuis 10 ans pour montrer la grandeur de la nation, […] et à la fin, c'est devenu une rénovation de mauvaise qualité du centre-ville de Skopje », explique le jeune frère Milan, qui, malgré la distance, ne pouvait imaginer regarder le mouvement de protestation sans rien faire. Son grand frère Dejan et une partie de sa famille y résident toujours. Mais c’est aussi son métier d’architecte qui le relie profondément à Skopje. « Skopje reste pour moi une source d’inspiration ».
Si les manifestants s’arment de peinture, Milan utilise l’architecture comme moyen d’action. Il fonde l’association City Creative Network avec un ami rencontré à l’université de Skopje, Damjan Kokalevski. Installée dans la capitale macédonienne, elle est conçue comme une plateforme collaborative de recherche de modèles alternatifs pour l’éducation, l’implication des citoyens dans les réflexions sur l’espace public, et l’échange d’expertises entre jeunes professionnels des milieux créatifs. « En tant qu’organisation, nous étions issus du secteur culturel indépendant, les autorités proviennent d’un autre secteur, et les citoyens d’un autre encore. Donc on se place comme un médiateur entre les institutions, les citoyens etc. » Pour mener à bien le projet jusqu’alors le plus ambitieux de la jeune organisation, Milan fait appel en 2015 à son frère resté à Skopje. Ils imaginent une scène ouverte à quelques dizaines de mètres du faste de Skopje 2014, le long de la rivière Vardar. Le projet « Nautilius » permet une connexion piétonne directe du niveau de la rue au bord de l'eau, tout en créant de nouvelles possibilités spatiales pour les événements culturels. La structure se dresse comme un phare de l'expression artistique libre et des cultures indépendantes, qui impliquent l’engagement des citoyens. Elle a été construite par un groupe d'étudiants viennois et macédoniens, d'architectes, de citoyens, d'artisans et d'artistes sur une période de trois semaines en juillet 2015 à Skopje. Ce projet, démocratique, modeste, et ouvert à tous, fait face à la démesure des architectes du pouvoir. Selon Milan, « pour la première fois à Skopje, il permettait d’engager une réflexion sur l’utilisation de l’espace public. »
680 millions
Le contre-pied est total. Peut-être même un peu trop pour les habitants. L’activité artistique, censée être portée en majorité par le centre culturel pour la jeunesse, s’est peu à peu tarie. Jusqu’à laisser une structure à l’abandon, parfois vandalisée, mais surtout incomprise par les riverains et les passants. Les voilages qui faisaient office d'ombrage ont été éventrés, les marches en bois cassées, seul le squelette en acier n'a pas bougé. Alors, pour les défenseurs du projet, une question se pose avec de plus en plus de force : comment s’approprier spontanément un dispositif lorsque l’on n’est pas habitué à s’investir dans l’espace public ? Il n’empêche, Nautilius aura permis de remettre en question le projet Skopje 2014 et, plus largement, la politique menée par le gouvernement et la municipalité. Dans le milieu de l’architecture, le projet a également reçu un accueil assez remarqué, et a été relayé par plusieurs blogs et magazines spécialisés en Europe. Pourtant, la structure visible aujourd’hui ne laisse apparaître qu’un chantier abandonné.
Mesurer l’impact d’un projet comme celui-ci sur la conscience et la compréhension des habitants de Skopje vis-à-vis des espaces publics est toujours aussi difficile. Il est intéressant de noter toutefois les moyens d’action mis en œuvre par les deux frères architectes pour participer à leur manière et avec leurs armes au mouvement de protestation populaire contre le parti nationaliste VMRO-DPMNE et ses méthodes autoritaires, qui était au pouvoir. En 2018, le pays sort de plus de dix ans de gouvernance ultra-conservatrice, et pour la ville de Skopje, le réveil a des allures de gueule de bois. Le nouveau gouvernement social démocrate a depuis attaqué de nombreux chantiers. Celui de Skopje 2014 semble déjà pharaonique. « Qu’est-ce-qu’on fait de tous les dégâts réalisés ? À ce que je sache, L’Arc de Triomphe et le Musée-monument colossal de Mère Theresa vont être démolis », confie Dejan.
« Au final, personne ne sait qui sont les architectes derrière le projet. Il a même peut-être été fait à 5h du matin, quand personne ne travaillait. »
Le gouvernement a effectivement mis fin au projet Skopje 2014 et annoncé la destruction de certains monuments ou statues, mais de nombreux problèmes subsistent. Beaucoup d'enjeux s’entremêlent et se confrontent, entre la dimension symbolique et politique, les dysfonctionnements en termes d’espace urbain, mais aussi et surtout les enjeux économiques ainsi que le coût que représente un tel projet. L’estimation totale de la « rénovation » s’élève aujourd’hui à plus de 680 millions d’euros, qui plus est dans une économie qui reste très fragile. Une commission, nommée par le nouveau gouvernement, est chargée d'évaluer les dégâts du projet Skopje 2014 sur la ville et aura la lourde tâche de proposer des solutions quant au devenir de tout ce bâti irréel. La ville doit s'échapper de ce passé fantasmé pour peut-être un jour devenir une ville exemplaire, comme l’a imaginée Kenzo Tange, qui sait ? Il est temps pour Skopje de retirer son déguisement.