Lorsque les réfugiés ne sont pas des réfugiés
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raphael roubyLa fermeture des canaux légaux dimmigration a conduit à criminaliser de facto le droit dasile, assimilé à une migration économique déguisée. Comment accepter et faire face à lintégration des migrants au sein de lU.E ?
Imaginez la scène suivante : une foule, parmi laquelle des familles avec des bébés entassés dans des remorques, se déplace sur des chemins poussiéreux à la recherche de la frontière la plus proche ; des gens serrant fort les quelques biens quils ont pu sauver des destructions engendrées par des années de guerre. Danciens soldats des deux côtés se mêlent à des civils, pour certains délibérément persécutés et, pour dautres, pris dans le conflit. Ils fuient la pauvreté et linstabilité ; ce sont des déplacés, ils manquent dinformation et il leur faut une protection juridique.
Aujourdhui, de telles images reflètent le plus sûrement la réalité aux frontières entre le Rwanda et la République Démocratique du Congo, lAfghanistan et le Pakistan ou entre lArménie et la Tchétchénie. Pourtant, ces mêmes scènes hantaient déjà lEurope de limmédiat après-guerre, lorsque les déplacements de populations à travers notre continent entraînèrent linscription des droits des réfugiés dans le droit international.
Il y a plus de 50 ans que la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés (et le Protocole qui la suivie) a pour la première fois établi des normes pour leur protection internationale. Aujourdhui, les strictes conditions dattribution de visas aidant, la maison du riche leur est fermée. Il nest pas surprenant que des gens désespérés, devant choisir entre le choléra de lillégalité ou la peste de lasile, se décident pour la clandestinité car ils croient que la Convention offre un paradis potentiel à tous les immigrants. Ce quil est surprenant de constater en revanche, cest que le lien entre les restrictions à limmigration et les abus du droit dasile, bien que reconnu, nait pas encore trouvé de solution politique cohérente qui ne fasse pas le lit du soupçon au sein des populations migrantes et de celles des pays daccueil. Ce lien doit aussi faire naître un questionnement sur le régime juridique en lui-même.
Dans quelle mesure la Convention relative au statut des réfugiés est encore valable dans le contexte européen ? Démontrons (et dénonçons) certaines des contradictions théoriques des Etats membres sur limmigration et le droit dasile : leurs discours ne correspondent pas à leurs actes. Penchons nous sur la confusion que font les gouvernements par rapport au problème migratoire lorsquils cherchent à le redéfinir dans le contexte du droit dasile plutôt que dadmettre, voire de prendre en compte son vrai visage. Le sujet est à la fois limmigrant (économique ou pas), le demandeur dasile et le réfugié car, ainsi que je lai développé, il est peut-être irréaliste et onéreux (comme les gouvernements européens en font lexpérience) de distinguer ces immigrants.
Le statut de 1951 est-il toujours applicable ?
Les dirigeants européens, Traité dAmsterdam à lappui, nous assurent que le droit dasile demeure une priorité absolue et que tout est mis en uvre afin de décourager lexploitation des êtres humains par lintermédiaire de trafics divers. Mais par ailleurs, ces mêmes dirigeants cherchent aussi à nous rassurer en nous disant que, grâce aux listes des « pays sûrs », à laugmentation des restrictions de visas et à la « règle du pays tiers », chaque pays est à labri de lafflux de ces réfugiés « indésirables » qui menacent notre continent. Pourtant, ces flux ne sont en fait quun simple « filet » lorsquon les compare aux situations auxquelles doivent faire face des pays comme la République Démocratique du Congo, le Pakistan ou lArménie. Tous trois pays en développement, ils accueillent des populations de réfugiés depuis très longtemps, qui dépassent le million. Il nen demeure pas moins que les chiffres nont cessé daugmenter en Europe depuis le début des années 1980 et que le système en place est mis à rude épreuve. Il se compose dun fastidieux processus de détermination de statut suivi de laccueil et de lintégration ou du renvoi dans le pays dorigine. Comme Jack Straw, ancien ministre de lIntérieur britannique, la souligné, les pays développés dépensent chaque année 10 milliards de dollars pour traiter les demandes dasile, soit dix fois plus que le montant annuel quils versent au Haut Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés.
Afin de résoudre ces problèmes, certains analystes ont proposé de bâtir un cadre plus harmonisé et plus complet pour traiter le droit dasile, car ils considèrent que la détermination du statut de réfugié est extrêmement problématique si lon sen réfère aux obligations introduites par la Convention de 1951. A Tampere, les Etats membres ont proposé quil ny ait pas seulement une liste des pays sûrs mais également une restriction de la liberté de mouvement (ce qui peut signifier nimporte quoi allant de la détention systématique à une forme de dispersion).
Incertitude des statuts temporaires et alternatifs
Dans son discours intitulé « Un régime de protection efficace pour le XXIe siècle », Jack Straw a expliqué quune meilleure répartition de la charge avec les pays dorigine devrait comprendre une sélection des demandes dasile dès le pays de départ. Une telle proposition est une atteinte flagrante au droit dasile de lindividu car lorsquune personne désire fuir son pays « craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques », elle laisse la procédure de détermination de statut aux mains de potentiels persécuteurs.
Des Etats ont essayé de contourner cette définition légale en proposant une protection complémentaire ou subsidiaire ainsi quune protection temporaire comme alternatives au statut de réfugié de plein-droit. De nombreux Etats membres attribuent désormais de manière routinière un statut de réfugié ne correspondant pas à la Convention. Le programme dévacuation humanitaire a permis de donner une protection temporaire aux réfugiés kosovars avec un certain succès pratique. Cependant, si lon considère de manière plus générale les schémas de migration, lexpérience nous montre que des statuts temporaires et alternatifs génèrent des incertitudes.
Ainsi, en Allemagne, le programme daccueil des travailleurs immigrés (Gastarbeiter) supposait que des groupes de gens viendraient travailler pour de longues périodes avant de rentrer dans leur pays dorigine et seraient alors remplacés par une nouvelle vague dimmigrants jeunes et enthousiastes. Au contraire, ce programme a montré que le concept dimmigré saisonnier « temporaire » nétait quun mythe. En fait, laccueil et lintégration ne sont pas des phases distinctes ; cest ce que beaucoup denfants « turcs » nés en Allemagne et à qui lon a refusé la citoyenneté allemande ont appris à leurs dépens.
De la même manière, la protection subsidiaire conduit à la création de citoyens de seconde zone : moins protégés par le droit du travail, ils ont aussi un accès limité aux aides sociales et leurs droits politiques sont restreints, tout comme leurs possibilités de prétendre au regroupement familial et à une éventuelle citoyenneté. Il est important de souligner ici que lattribution dune protection subsidiaire brouille encore plus les cartes car elle revient à dire « Daccord, vous pouvez rester, vous nêtes techniquement pas un réfugié dont le statut est régi par la Convention, mais vous nêtes pas non plus un faux demandeur dasile ».
Langage confus et trompeur
Le langage confus et trompeur employé lorsque lon parle du droit dasile ou de limmigration nest pas confiné aux médias populaires, mais je pense quil sest infiltré dans la sphère politique. On nous dit que les demandeurs dasile ne sont pas véritablement menacés mais quil sagit de migrants économiques. Mais que faire dun réfugié qui, fuyant les persécutions, fuit en fait également la faim et linstabilité, cause et conséquence de limpunité ? A lheure où les pays sont de plus en plus entraînés dans lengrenage des représailles infinies des guerres civiles, il devient difficile didentifier les persécutions commises par des acteurs non-étatiques très divers. Le problème est que, dans un monde où la pauvreté est liée à la persécution (et dans lequel les voyages internationaux sont facilités par lavancée des techniques), la différence sestompe entre réfugiés persécutés et migrants économiques
Les initiatives récentes de lU.E. en direction de normes daccueil communes doivent être saluées parce quelles tentent déliminer les contradictions de laccueil et de lintégration de différentes catégories de « réfugiés ». Pourtant, elles ne sattaquent pas au vrai problème : le manque de volonté politique pour admettre que la demande dasile et limmigration sont liés et que lintégration est une issue nécessaire et souhaitable aux deux processus. Cest ici que lon ressent toute limportance de la définition claire du réfugié telle quelle est donnée par la Convention. Multiplier les définitions et les niveaux de hiérarchisation par rapport au statut de réfugié tout en restreignant par ailleurs limmigration, cest jouer avec le feu.
Lasile est devenu de facto illégal
Le cur du problème est quen créant ce type de protection subsidiaire alors quils nont pas de mots trop durs pour dénoncer limmigration, les gouvernements nationaux reconnaissent limmigration pour ce quelle est, cest-à-dire un phénomène organique (et irrépressible). Dans le même temps, la mise en détention revient à criminaliser le droit dasile, lassociant à lillégalité de limmigration.
Il est bien entendu que lapplication de la Convention de 1951 pose problème lorsque le droit dasile devient le seul moyen par lequel les immigrants à la recherche dun emploi peuvent entrer dans un pays. La situation qui en découle est ingérable pour lONU (qui a elle-même créé une « protection temporaire » dans le cadre du programme dévacuation humanitaire au Kosovo, affaiblissant par là même sa propre Convention) comme pour ses Etats membres qui dépensent des milliards pour tenter, en vain, de fermer leurs frontières. Aujourdhui, la Convention de 1951 est le seul dénominateur commun légal pour les pays daccueil, le HCR, les réfugiés et les « immigrants économiques », mais il est en train de susciter tellement de méfiance que lasile est devenu de facto illégal. Lorsquun Etat na plus confiance dans le bien-fondé de lattribution du statut légal de réfugié au demandeur dasile daujourdhui, ce demandeur dasile est présumé coupable jusquà ce quil soit innocenté.
Il est une manière de rompre le cercle vicieux actuel qui relie méfiance et récriminations : lU.E. doit élaborer une politique commune intelligente en matière de droit dasile et dimmigration. Une telle politique se devrait dêtre cohérente non seulement parce quelle harmoniserait les lois daccueil et dintégration, mais aussi parce quelle suivrait une vision à long terme, cest-à-dire par rapport aux objectifs et aux conséquences de lintégration. Etant donné que les Etats naccepteront jamais quun nouveau statut remplaçant la Convention de 1951 atteigne le niveau de protection internationale garanti par celle-ci, la plupart des humanitaires ne peuvent que la défendre. Le HCR est pris au piège : il lui faut défendre un régime qui devient de plus en plus irréaliste dans le contexte européen, sachant que les intérêts quil défend ne sont que les éléments dune réalité bien plus large.
Pourquoi ne pas prendre en compte cette réalité dans son ensemble ? Pourquoi ne pas admettre que nous sommes en présence dun phénomène plus global de migration transnationale, un processus organique et enraciné dans lhistoire de lhumanité ? Pourquoi ne pas accepter que le plus grand défi pour le projet européen, pour lEtat nation et la société civile nest pas lafflux de nouveaux arrivants mais plutôt notre aptitude à les intégrer et à puiser dans les ressources dont ils sont porteurs ? Cest dans ce sens que la prochaine vague délargissement pourrait bien constituer le premier test de lEurope contemporaine en matière de migrations transnationales légales.
Voie sans issue... à moins quil ny ait une autre entrée ?
Les dirigeants européens ont reconnu que la légalisation de la migration est bénéfique à de nombreux égards, mais ils nont pas encore complètement assimilé cette idée. Sur le vieux continent, le taux de natalité est en régression (ou, au mieux, stagnant) et la population est en cours de vieillissement ; ces deux évolutions auront, dans quelques années, un effet catastrophique sur les systèmes de protection sociale. Les immigrants légaux ne représentent pas seulement une main-duvre en bonne santé ; ils sont aussi des contribuables qui participent de manière financière, mais aussi culturelle et sociale, à la société civile. Leur situation irrégulière entraîne les sans-papiers (quils sagissent dimmigrants illégaux ou de demandeurs dasile nayant pas encore obtenu gain de cause) non seulement vers la criminalité, mais aussi vers une criminalité dapparences (et cest là un point crucial), extrêmement facilement associée à leur couleur de peau.
Ce problème est très sensible dans les sociétés multiculturelles : les musulmans britanniques, totalement intégrés et habituellement considérés comme travailleurs et en cours dascension sociale, doivent être effrayés par la perspective dêtre étiqueté par erreur « criminel » ou sa dernière variation politique « terroriste demandeur dasile ». Pourtant, cest bien le mythe mensonger qui entoure le demandeur dasile et les non-vérités du jeu du chat et de la souris caractérisant le droit dasile qui sont à lorigine de cet excès de tensions raciales.
Je crois que la libre circulation du capital humain est une conséquence inévitable de la mondialisation. Les Etats doivent avoir le courage dexploiter les promesses quelle représente dès maintenant plutôt que de continuer de naviguer éternellement à contre-courant. En reconnaissant la nécessité des migrations sur le marché du travail traditionnel, les Etats peuvent profiter dune ressource très précieuse en dictant leurs conditions. Une immigration contrôlée peut éviter des procédures de demande dasile et dimmigration coûteuses, qui de plus sont inapplicables avec un marché et une monnaie communs. Une telle politique peut libérer le système du droit dasile afin quil puisse être utilisé avant tout afin de protéger les plus vulnérables fuyant les persécutions. Et peut-être qualors les immigrants et les demandeurs dasile pourront-ils être considérés sans fard et sous un jour positif pour ce quils sont vraiment et ce quils pourraient apporter.
Etats funambules
Nous nous trouvons en présence dEtats funambules qui défendent des idéaux généreux en faveur du droit dasile tout en mettant en place des politiques dimmigration dissuasives. Cette position pose problème dans la mesure où les migrations modernes ne sont pas temporaires mais plutôt un phénomène à long terme et où la distinction entre migration « forcée » et « volontaire » est remise en cause. En outre, le resserrement des canaux de migration a rendu limmigration illégale dans les faits et criminalisé le droit dasile.
Plutôt que de saper la Convention de 1951 en développant une multitude de statuts de protection subsidiaire en matière de droit dasile, lU.E. devrait inclure les migrations extérieures dans le cadre de son projet politique. Nous devons nous démarquer des considérations réductrices qui consistent à considérer que les réfugiés « là-bas » sont innocents, persécutés et peuvent prétendre au statut que leur garantit la Convention de 1951, alors qu« ici », nous avons affaire à de faux migrants économiques vivant aux crochets de la société. Nous devons inventer une politique réalisable reconnaissant les droits fondamentaux des migrants.
Translated from When is a refugee not a refugee? Facing up to the integration of migrants within the EU.