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L’intellectuel européen, une figure en devenir.

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L’intellectuel européen existe-t-il ? Quel serait son profil, sa nourriture ? Etre pluri-national, multilingue, il est une synthèse à offrir au monde.

L’intellectuel, celui qui se pose en homme du politique sur l’appui de ses capacités de réflexions, est universel dans son approche du monde ou ne l’est pas. En ce sens, « ce qui ne le regarde pas », pour paraphraser Sartre, ne peut être que l’universel, ou tout au moins la recherche de l'universel ; il se mêle de tout.

Inventé au siècle dernier, l’intellectuel prend sa source dans le terreau que constituèrent les « voix du peuple » du XIXème. Il trouve ses racines chez Socrate, pour traverser un XXème siècle faisant des idées des idéologies. Sa mort annoncée par Michel Winock pourra être confirmée ou contredite par des auteurs comme Umberto Eco ou Paulo Coello. Mais leur prose incertaine, ou le fait que leurs récits n’empruntent souvent au conte philosophique que la forme, font douter de leur aura. Si l’intellectuel ne se meurt pas, il est dans tous les cas amateur de l’universel et prône la recherche de celui-ci, qui est presque élevé au rang d’impératif catégorique. L’intellectuel européen s’annonce dès lors comme être oxymorique.

Les intellectuels se sont toujours réclamés du particulier, d’inspirations nationales ou régionales. Leurs écrits et réflexions participent de l’identité même d’un pays ou de l’ensemble culturel auquel ils disent appartenir. Si l’Umma [La communauté des musulmans] est souvent apparue comme une chimère, l’Europe pourra-t-elle quant à elle fédérer les inspirations : Renan et Fichte sont-ils réconciliables, à l’aune du XXIème siècle ?

L’intellectuel, un homme du musical

Il me semble que l’Europe peut et doit assumer cet héritage, définitivement marqué par l’universel, à travers sa (ses) religion(s), ses histoires et ses aboutissements culturels. L’Europe dialogique devient indubitablement une plate-forme pour le travail de l’intellectuel. Si rien ne se meurt ou ne se meut, l’intellectuel européen sera alors celui qui composera avec les différentes entités nationales et deviendra par là même, plus qu’un homme du politique, un homme du musical. Il ne sera plus national, mais de sensibilités nationales diverses. L’intellectuel européen devra ainsi avoir le courage de divorcer d’avec son passé barrèsien ; il se tournera vers la figure d’un Gide européen, divisé par ses origines mais dépassant ces mêmes contradictions, cristallisant et créant par sa plume une nouvelle chrysalide.

Le cocon européen doit, en tous les cas, rester ouvert sur l’autre. L’Humanisme européen doit échapper à sa propre tendance à l’enfermement, ou sur l’homme qui le porte. Il doit penser l’humain à travers ses racines. Ainsi Todorov rappelle les péchés laïcs des humanistes, et à travers eux, indirectement, le danger de l’intellectuel.

Après le pacte inabouti du diable avec le Christ, celui de Faust et enfin celui des humanistes avec les hommes, l’Europe conclut peut-être un nouveau contrat avec le monde. Il y est écrit, à travers les lignes, si j’ai pu lire correctement, que le monde ne la regrettera pas si elle ne le défend pas. Dans un monde qui se décultive et s’oublie lui-même comme étant mortel et pensant (vivant devrais-je dire), elle doit donner à vouloir se battre pour lui, et sans autre volonté que de donner. J’ai appris que la logique du don échappe à celle de l’échange.

La figure du Léviathan

L’Europe peut sûrement se donner, par la voix de ses intellectuels qui se voudront européens, les moyens de don-ner, donc d’apporter sans retrancher. Le don, vecteur de la pacification des relations humaines, doit devenir comme une matrice de l’Europe, dont la leçon, l’ambition et l’horizon doit principalement rappeler que les hommes sont unis avant d’être désunis. L’intellectuel européen réalisera alors la maxime de Montaigne : « Si je savais une mesure qui fût utile à l’humanité et ruineuse à ma patrie, je la proposerais à mon prince, car je suis homme avant d’être français, ou bien parce que je suis nécessairement homme, et que je ne suis français que par hasard ». L’Europe, pour vivre, doit être unie, et l’intellectuel doit, pour influencer (principale force et raison d’être de l’intellectuel), garder cette recherche d’unité comme substantielle.

L’intellectuel européen doit relever ainsi deux épreuves : réussir à se mêler à la cité, qui s’oublie elle-même comme cité, et mêler le particulier, fait de plusieurs pays, à l’universel. La figure de l’intellectuel européen relève d’un impressionnisme intellectuel : elle éclaire puisqu’elle émane du milieu. Il revient en fait à tous de se mobiliser pour se (re)intéresser à l’universel et au politique, et permettre aux intellectuels de devenir européens. La figure est alors celle du Léviathan : composée de tous, pour devenir force et pensée.

Si l’intellectuel européen n’est pas condamné à l’inexistence ou à l’apathie du fait du trop plein d’influences nationales, les intellectuels européens apparaissent peu nombreux. Bien sûr, l’identité même d’intellectuel est floue en ce début de siècle. Il faut croire que la société de consommation, en élargissant le champ de la connaissance, en réduit la profondeur et en dénature presque la substance. La culture, dans ce monde barbarisant, s’envole au rythme des développements technologiques.

« De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace »

L’intellectuel européen, pour survivre parmi ses compères, qui deviennent espèce en voie de disparition, devra ainsi lutter contre cette déculturation. Alors qui prendra le flambeau ? Qui sera à l’Europe, ce que Sartre fut à notre occident ? Sabater, Vargas Llosa, Todorov, Finkielkraut ? Il me semble que la terre européenne n’a pas encore fait germer, faute de temps et de nourriture, les graines que la nouvelle constitution doit (aurait du ?) semer. Les intellectuels, en plus du courage de s’afficher plurinationaux et européens (après tant de disputes, guerres et débâcles), réclament la fermentation sur le long terme. Ce mariage entre l’Europe et la pensée, pour paraphraser Kundera, devra faire ressortir la fleur, plus que le fruit. Chaque époque a ainsi vu émerger des intellectuels ou de grands écrivains : le premier XVIè siècle, le second XVIIIè, l’entre-deux-guerres…

Au delà d’une recherche littéraire, ou humaine plus globalement, il faut le courage d’entrer en jeu, de « s’engager », rappelant que ce terme a fait la fortune d’un Sartre, plus que d’un Aron. Et les scientifiques ont un bel avenir. Car il faut s’attendre, et les encourager, à ce qu’ils prennent la parole. Biologistes, physiciens, chimistes. La nouvelle silhouette de l’intellectuel porte blouse blanche, et non plus porte-cigarette et chapeau haut-de-forme, bien que le déficit historique d’engagement des scientifiques soit profond.

L’intellectuel européen se dissimule donc sous plusieurs formes et dispose de nombreuses potentialités. Bigarré de langages, il sera ainsi littéralement pluri-national. L’intellectuel européen ne se meurt sûrement pas, mais bien au contraire n’attend que de se mêler de tout, à défaut de ne faire que se mêler à nous. Rappelons-lui le cri de Danton, d’actualité pour l’Union européenne, notamment à travers cet espace public que nous nous engageons à promouvoir : « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ».