Limites et identité, ou la question de la Turquie dans l’Europe
Published on
Face à l’impossibilité de réduire les différences culturelles, il faut des frontières à l’Europe. Qui doivent laisser la Turquie à l’extérieur. Café babel donne la parole à Chantal Delsol pour lancer le débat.
Le problème posé par l’adhésion de la Turquie à l’Europe masque, à mon sens, une question plus importante encore : celle de savoir si l’Europe veut véritablement définir son identité. La crainte que manifestent les Européens à refuser l’entrée de la Turquie ne concerne pas vraiment la Turquie. Il y a là une crainte plus profonde : celle de devoir poser des limites à l’Europe.
C’est donc par cette question qu’il faut commencer.
On se souvient qu’autrefois, la christianitas qui précédait l’Europe ne se donnait aucune limite, elle embrassait le monde entier, au moins théoriquement, puisque le christianisme, révélé pour tous les hommes de la terre, se vouait à les réunir tous dans la même foi (voir par exemple le beau texte de Federico Chabot dans Europes de Yves Hersant, Robert Laffont, 2000).
De la même manière l’Europe contemporaine se pense et se veut universelle, vouée à répandre sa culture dans le monde entier. Les droits de l’homme sont énoncés pour tous les hommes. Ainsi, ériger des frontières entre les autres et nous, ce serait légitimer d’autres cultures et donc relativiser la nôtre en la décrivant comme une culture parmi d’autres. Nos valeurs ne sont pas réalisées partout, mais nous considérons qu’elles sont en germe partout. En cela, l’Europe d’aujourd’hui est bien l’héritière de l’ancienne christianitas, même si le contenu de l’universel a changé, passant du christianisme aux droits de l’homme laïcisés. Cependant, ce que la christianitas pouvait se permettre comme union des âmes, l’Europe comme ensemble politique ne saurait l’imiter tel quel : à un ensemble politique et temporel, il faut des frontières.
On ne peut réduire les diversités culturelles
Celui qui justifie des frontières entre les cultures apparaît comme le disciple de Huntington, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas bonne presse : on le soupçonne de vouloir la guerre entre les civilisations, ou de se contenter benoîtement de la perspective des conflits, parce qu’il prétend que différentes civilisations existent, et que nous n’avons pas forcément vocation à englober la terre entière dans le giron des droits de l’homme laïcisés. En réalité, Huntington n’aime pas la guerre davantage qu’un autre, il dit simplement que l’on ne peut réduire les diversités culturelles.
Qui dit diversité acceptée dit tentation permanente de conflit. C’est pourquoi nous n’avons nulle envie de tracer des frontières. Nous voudrions que le monde soit un vaste ensemble indéfini, ou plutôt dont la seule définition serait d’être façonné à notre image.
Nous craignons de nous prononcer sur notre identité comme nous craignons de délimiter des frontières entre les autres et nous. Les deux vont ensemble : les identités tracent d’emblée des limites, et le dessin des limites exige des identités. Il faut savoir qui l’on est pour se distinguer. Il faut se distinguer pour pouvoir dire qui l’on est. La crainte des limites et de l’identité correspond à la crainte d’un monde pluriel, au secret désir d’un monde UN. Autrement dit, frontières, identité, diversité, sont des concepts étroitement liés, dont aucun ne se concrétise sans les deux autres.
L’affolement qui saisit les Européens devant la nécessité de tracer leurs propres frontières – ici par exemple, celle qui les séparerait de la Turquie – marque le refus d’entériner cette trilogie, frontière-identité-diversité, parce que nous pensons que l’universel des droits de l’homme est naturel à l’humanité entière, donc non excluant, et non tolérant. Les droits de l’homme ne nous identifient pas, puisqu’ils définissent tous les hommes. Aucun peuple ne doit se trouver en dehors, au moins théoriquement, et tracer des frontières à l’Europe, ce serait entériner et justifier des différences qui feraient de notre universel un particulier.
L’Europe a besoin de frontières
Je crois que nous flottons là en plein irréalisme. Le monde humain ne pourra jamais être concrètement UN, parce que les cultures diverses représentent chaque fois des réponses différentes aux questions humaines, et nul ne pourra jamais découvrir la seule et unique réponse capable de satisfaire tous les peuples. La planète est diverse par la condition même de la créature qui l’habite. Les peuples ont besoin de s’identifier à des valeurs chaque fois singulières, parce que les réponses aux questions de l’existence ne peuvent passer que par la médiation des cultures. Les limites traduisent cette diversité qui conditionne la liberté des peuples d’apporter leurs réponses éthiques, politiques, éducatives, aux questions humaines. Les cultures ont besoin de limites pour exister comme le fleuve a besoin de berges pour demeurer un fleuve, et faute de devenir un marécage. L’Europe a besoin de frontières. Il lui faut oser les tracer. Sinon, au lieu d’emplir le monde comme elle le croit, elle sera un ensemble vide, parce que privé de détermination.
Si l’on admet qu’il faut une limite pour garantir à la fois l’identité et la diversité, quelles sont les limites de l’Europe ? Autant il m’apparaît irréaliste et dangereux de récuser les limites, autant il me semble que leur détermination reste discutable. Il est normal qu’un débat s’organise autour de la question de l’appartenance de la Turquie. Je veux proposer ici une simple opinion à verser au débat.
L’histoire de la Turquie a été dans le passé étroitement liée à la nôtre. Et c’est là un pays tourné des deux cotés, à la fois vers l’orient et vers l’occident, comme il en va pour la Russie (autre problème du même ordre). Mais la rencontre des histoires ne suffit pas à forger une identité commune. Elle marque, davantage, l’existence de relations nombreuses entre deux cultures différentes. Il est vrai également qu’en acceptant dans son giron des pays musulmans modérés, l’Europe pourrait faire reculer le fondamentalisme musulman, dont un refus provoquerait au contraire le développement. Ce dernier argument ne manque pas de force. Mais il reste purement stratégique et géopolitique. Et l’Europe que nous voulons construire n’est pas simplement une alliance stratégique visant à assurer la paix par toutes sortes de compromis. Elle se définirait plutôt comme un creuset dans lequel une certaine vision de l’homme s’élabore et assure sa pérennité.
L’islam, une culture qui institue deux espèces au lieu d’une
C’est pourquoi il faut évoquer, en ce qui concerne nos limites, davantage l’anthropologie que la religion. Le propre de l’Europe n’est pas d’être chrétienne. Elle abrite des peuples et des groupes non-chrétiens, qui reconnaissent nos lois inspirées par l’anthropologie des droits de l’homme, au départ chrétienne, plus tard sécularisée. Prenons l’exemple de la représentation des hommes et des femmes. L’islam respecte les femmes, mais en tant qu’êtres inférieurs : il demande aux hommes de protéger et de commander les femmes comme s’il s’agissait d’enfants. Citons, pour mieux nous faire comprendre, la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme (Deuxième Déclaration du Conseil Islamique de 1981, Annexe 5 B). Il est clairement établi, dans ce texte fondamental et fondateur, inspiré du Coran, que les hommes et les femmes constituent deux espèces différentes. Par exemple : « les femmes ont des droits équivalents à leurs obligations, et conformément à l’usage. Les hommes ont cependant une prééminence sur elles » (article 19)*, ou encore : « les hommes ont autorité sur les femmes, en vertu de la préférence que Dieu leur a accordé sur elles » (article 20)*. Nous avons ici la description de deux humanités différentes, et différenciées par le regard que Dieu jette sur elles, c’est dire si cette séparation est radicale et ontologique. A l’inverse, la culture européenne vit depuis vingt siècles sur les mots de Saint Paul, fondant à la racine les droits de l’homme : « il n’y a ni homme ni femme, ni esclave ni homme libre, ni juif ni non-juif, tous sont égaux aux yeux de Dieu ».
Aussi, je ne crois pas que l’on puisse mettre en avant la capacité de la Turquie à démocratiser ses institutions ou à assainir ses prisons, pour légitimer son entrée dans l’Europe. Que serait une démocratie moderne nantie d’une déclaration des droits islamiques ? Cela pourra s’appeler démocratie, mais dans un tout autre sens puisque les individus n’y pourront pas prétendre à la même valeur ontologique, selon le groupe auquel ils appartiennent (il est d’ailleurs assez cocasse de voir les mêmes européens s ‘exclamer devant les « démocraties » de l’islam réformiste, et refuser le label de démocratie à la Grèce ancienne, parce que tout les individus n’y jouissaient pas du même statut). Naturellement, on arguera avec raison que l’Europe chrétienne a souvent méprisé les femmes : mais cette conduite était en désaccord avec ses principes, et c’est pourquoi elle a pu évoluer. Tandis que dans l’islam, les comportements induits par la séparation de l’humanité en deux espèces sont inscrits dans les dogmes fondamentaux, et donc justifiés pour toujours.
La question de l’entrée de la Turquie se rapporte moins à la question religieuse proprement dite qu’à la question de l’anthropologie sous-jacente. Et je ne vois pas comment les peuples d’Europe, qui ont institué le racisme en fléau principal, pourraient vivre quotidiennement avec une culture qui institue deux espèces humaines au lieu d’une.
_____________________
NDLR : Les références données par Chantal Delsol sont tirées de la traduction non-officielle de Maurice Borrmans (publiée en 1983 par la revue Islamochristiana). La traduction officielle en Français du texte arabe ne mentionne pas ces passages. La citation de l'article 19 correspond au verset 2, 228 du Coran , celle de l'article 20 correspond au verset 4,34).
Une polémique au sujet des traductions officielles française et anglaise, "sommaires", a suivi la publication du texte, celles-ci semblant épurées des éléments les plus particuliers à l'Islam. Pour toutes les versions française de ces textes voir lien 1.