« L'Europe et les Etats-Unis sont condamnés au désaccord »
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Entretien avec Martin Ortega, chargé de recherches à l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’UE (IES-UE), spécialiste du Moyen-Orient et des implications politiques et juridiques de l’usage de la force par l’UE.
café babel : Jusqu’où ira la volonté des Etats-Unis de « redessiner la carte du Moyen-Orient » ? Faut-il s’attendre à un effet domino qui concernerait tout de suite la Syrie ?
Martin Ortega : Les Etats-Unis ont des projets très ambitieux pour la région du Proche-Orient. Ça c’est clair. Par contre, c’est le contenu de ces projets qui reste obscur. Pourquoi ? Parce qu’à Washington, il y a des positions différentes. Il y a d’un côté le Pentagone, qui pour l’instant est la force prédominante et qui l’a emporté en Irak en établissant les conditions de la guerre et de la reconstruction. Et il y a de l’autre le Département d’Etat qui a, lui, une vision plus multilatérale de la réorganisation du Proche-Orient. Ensuite il y a bien sûr d’autres options dues au caractère très vivant du débat démocratique américain.
Quels sont donc les plans des Etats-Unis pour le Proche-Orient ? On peut soupçonner que, à la fin, l’idée est d’établir une démocratie faible en Irak, soutenue par la présence sur le terrain des forces armées américaines, ce qui permettra aux Etats-Unis d’avoir une influence stratégique dans toute la région. A cet égard les évolutions politiques en Iran, en Syrie, dans le Golfe, ainsi qu’en Israël et en Palestine seront « surveillées » par les Etats-Unis depuis leur position de force en Irak.
cb : Comment l’Union européenne doit-elle répondre à la volonté américaine de « redessiner la carte du Moyen-Orient» ? Peut-on se contenter de moyens non militaires ?
M.O. : Cette question est au centre des débats politiques de l’Union européenne en ce moment. C’est une question pertinente et à laquelle il est très difficile de répondre parce que les initiatives des forces américaines ont mis les Européens dans une situation très difficile : ou bien on suit les Américains et par conséquent on accepte leur leadership, leur design du Proche-Orient ; ou bien on dit « non » et on présente un projet alternatif. Or les Européens sont divisés là-dessus. Les pays qui disent «oui» affirment que c’est la seule façon d’influencer la politique américaine, d’y introduire un peu de souplesse et de rationalité. Les pays qui s’opposent aux Etats-Unis maintiennent, eux, que la politique américaine est en train d’ébranler les principes et l’ordre établi depuis la deuxième guerre mondiale. C’est pour ça que la divergence entre eux tient aux « principes ».
Il est difficile de recommander une politique ou une autre aux pays membres ou à l’UE. Cependant je pense que l’Union européenne, à long terme, a une vision de la région et de l’ordre mondial qui est différente de celle des Etats-Unis. C’est pour ça qu’elle est condamnée à avoir une position différente de Washington. C’est une question culturelle et historique profonde, ce qui la rend difficile à esquiver. Même si les Européens veulent continuer à être aux côtés des Etats-Unis, à la fin, sur le long terme, je me demande si c’est possible. Car pour l’Europe, par exemple, l’idée d’une présence permanente des Etats-Unis dans la région qui soit unilatéralement imposée, c’est difficile à comprendre. Pour l’Europe, l’absence de solution diplomatique négociée au conflit israélo-palestinien est également difficile à comprendre...
C’est pourquoi je pense que l’Europe devrait renforcer ses capacités politiques et militaires. L’Union européenne devrait être plus déterminée à défendre ses principes, ses idées et sa vision au Proche-Orient, même s’il est difficile d’arriver à un accord entre Etats membres. Il faut faire un effort. Et d’un point de vue militaire, il faut continuer la construction d’une Europe de la défense, même si cela ne veut pas dire pour autant que ces moyens militaires seront utilisés si les Etats-Unis refusent cette utilisation, ou lorsque les Etats-Unis ont des divergences avec les Européens. Je ne crois pas que l’on puisse penser que le développement de nos forces militaire puisse aller à l’encontre des Etats-Unis. Cette force européenne sera faite pour réaliser des missions qui ont l’accord des Etats-Unis, normalement sous le commandement de l’ONU. A mon avis, il est inévitable que l’Union européenne développe une présence politique plus approfondie dans la région et ailleurs.
cb : Sur la crise irakienne, on a assisté à des divisions profondes parmi les Etats membres. A votre avis, ce clivage était dû à une véritable divergence d’intérêts ou plutôt au dysfonctionnement des institutions européennes ?
M.O. : La différence de points de vue sur la guerre en Irak a été plutôt provoquée par une différente vision des principes. Ce ne sont pas les intérêts économiques qui divergent, comme certains veulent le voir, ce n’est pas une question institutionnelle. Même si différents facteurs sont intervenus, comme les élections en Allemagne et autres, si on regarde l’ensemble de la position européenne, il s’agit d’une position de principe. L’idée de la plupart des Européens était qu’on ne pouvait pas changer un régime par la force, même si ce régime est dictatorial et qu’il mène des actions illégales du point de vue du droit international. Certes, auparavant, on avait accepté l’intervention militaire sans mandat du Conseil de Sécurité, au Kosovo et ailleurs. Mais c’était parce qu’il y avait la menace d’une catastrophe humanitaire. C'est-à-dire que la seule raison qui ait été globalement acceptée était la raison humanitaire. En Irak cet aspect n’était pas pressant. Et c’est pour ça qu’en Europe et dans beaucoup d’autres pays dans le monde, on s’est opposé à cette logique. Un signe révélateur de cette position de principe était que les politiciens de chaque pays avaient des positions différentes, tandis que l’opinion publique avait une position homogène. Aujourd’hui, c’est la perception du public qui rend légitime une action. C’est pour ça que la position de l’UE était une position de principe.
cb : Quelles sont les autres leçons que l’Union européenne peut tirer de la crise irakienne?
M.O. : La leçon à tirer est que l’Europe doit avoir une présence plus forte sur la scène internationale. Cela ne veut pas dire que cette présence doive se diriger systématiquement contre les Etats-Unis. L’Europe doit rester aux côtés de Washington lorsque les « principes » sont respectés. C’est la force de la relation transatlantique. Quand ce n’est pas le cas, il faut attirer l’attention de l’autre côté de l’Atlantique sur la nécessité de rentrer à nouveau dans l’ordre. Parfois, les Européens, ou certains Européens, parfois les Etats-Unis, peuvent avoir des tentations d’agir contre les principes des relations internationales pacifiques. C’est la responsabilité de chacun de leur rappeler que ces principes constituent la base de la paix et de la sécurité internationales sur le long terme.