L’Europe doit rester ouverte à la Sublime porte
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L’arrivée du parti islamiste modéré au pouvoir ne change rien à l’exception turque : l’Europe ne peut se priver d’un partenaire qui croit en elle.
Dans sa gestion de la question turque, l’Union européenne est confrontée aux atermoiements propres à la faiblesse de sa politique extérieure. Comme bien souvent, elle éprouve les pires difficultés pour parler d’une seule voix et, au lieu de choisir l’action comme mode de fonctionnement, elle préfère s’enfermer dans un statu quo stérile en attendant des jours meilleurs.
Mais la candidature de la Turquie arrive à une période délicate de l’histoire de la construction européenne, au moment même où les Quinze tentent de doter l’Union d’une Constitution et de préparer l’élargissement à 25 membres. Dans ce contexte, l’intervention de M. Giscard d’Estaing a eu le mérite de poser les bonnes questions. En effet, en estimant nécessaire de mentionner l’héritage chrétien de l’Europe dans la future Constitution européenne, il interroge l’Europe sur son identité et donc sur les limites - religieuses, culturelles, géographiques - qu’elle doit se définir. Néanmoins, il se trompe de cible en posant le débat sur le plan de l’identité religieuse et, dans le regard qu’il porte sur la Turquie, on ne peut que s’interroger sur un certain manque de clairvoyance quant à l’essence du régime politique de ce pays.
La Turquie, laboratoire politique du monde musulman
L’arrivée au pouvoir des islamistes « modérés » de l’AKP (Parti de la justice et du développement) a été l’occasion d’une levée de boucliers en Europe. Mais s’il ne faut pas les sous estimer, leur diabolisation signifie une grande méconnaissance de la scène politique turque. En effet, leur victoire a été souvent analysée comme le recul de la laïcité dans la patrie du kémalisme et comme le regain de l’idéologie islamiste propre au monde musulman. Cependant, il faut bien savoir de quelle laïcité il s’agit. L’AKP représente une frange importante de la population turque et s’est soumis au scrutin populaire avant d’arriver au pouvoir. Il s’agit là d’un des rares cas d’accessions légales - et surtout sans heurt - d’un parti islamiste dans un pays musulman au sommet des appareils législatif et exécutif. Or, l’islam, dans sa forme religieuse et politique, a cruellement besoin aujourd’hui de se replonger dans le débat d’idées, dans la joute intellectuelle sans violence de la Cité afin de laisser s’exprimer librement la pluralité des opinions. Cette modernisation de l’islam passe clairement par la modernisation politique des pays musulmans et, donc, la pérennisation, dans le paysage politique, des partis islamiques acceptant les règles du jeu démocratiques.
Mais la réalisation effective de cette transformation nécessite un double processus. C’est d’abord un processus endogène : l’islamisme intégriste a démontré son incapacité à répondre aux défis économiques, politiques et socioculturels de la modernité et finira par se couper des populations des pays musulmans tant il a des difficultés à se définir autour d’un projet politique et à rassembler autour d’une véritable force idéologique. C’est ensuite un processus exogène où l’Occident, en général, et l’Europe en particulier peuvent se poser comme des partenaires actifs de ce processus.
La Turquie symbolise cette phase de mutation et se trouve au cœur de cette transformation. Pour preuve, la plupart des dirigeants des pays arabes ne voient pas de différences significatives entre la nature des régimes qu’ils ont instaurés et la spécificité turque. Pour eux, il s’agit tout simplement d’un régime comme tant d’autres où le pouvoir a été confisqué par les militaires. Mais il s’agit bien là de deux expériences profondément opposées dans la mesure où, en Turquie, l’armée a accepté l’arrivée au pouvoir d’islamistes, certes revus et corrigés pour répondre aux principes de la démocratie et de la laïcité.
Rapports nouveaux entre Islam et Démocratie
C’est peut-être là une occasion unique que laisse passer l’Europe en ne percevant pas la spécificité de l’expérience turque et l’orientation politique que s’est donné Ankara dans l’optique d’entrer dans l’Union européenne. La question a le mérite d’être posée. Pour de nombreux pays, la perspective d’intégrer l’Union européenne devient, à moyen et à long terme, un objectif influençant très largement leur politique intérieure. On peut même affirmer que, par bien des aspects, cette perspective apparaît comme un des facteurs permettant à ces derniers d’entrer dans la modernité au sens large du terme, tant d’un point de vue économique que socioculturel.
Sous l’impulsion de l’Europe, la Turquie a dû se poser des questions fondamentales quant à l’essence de son régime. Son caractère laïc vient d’Atatürk, mais c’est bien pour l’Europe que la Turquie a abrogé la peine de mort. Et lorsque que l’on met cette décision en perspective, par exemple, avec les débats éthiques et moraux qu’avait suscités cette abolition en France, on peut prendre conscience de la signification profonde, en terme d’enjeu de société, que prend cette décision. Et c’est toujours sous l’impulsion de l’Europe que la Turquie doit prolonger ce que l’on peut considérer comme une expérience historique unique dans le monde musulman, celle de voir l’islam se séculariser et se fondre dans la démocratie en développant des rapports nouveaux avec cette dernière.
Tout le paradoxe se situe dans la difficulté à apprécier le fait démocratique dans ces pays. La levée de boucliers qui a suivi la victoire du parti AKP traduit une schizophrénie révélatrice : si l’Occident se réjouit de la montée de la démocratie dans le monde, il n’en demeure pas moins qu’il aimerait la façonner à son image. C’est là que l’islam se trouve bien souvent en porte-à-faux vis-à-vis de la modernité. D’abord, parce qu’il se trouve dans l’incapacité de se situer de manière temporelle et spatiale dans cette modernité. Ensuite car il développe à l’égard de celle-ci un sentiment de frustration, d’angoisse parce que cette modernité semble lui échapper ou, du moins, il n’arrive pas à se l’approprier. Ainsi, par exemple, le retard accumulé dans les sciences est révélateur de cette situation tant le monde musulman, s’il est capable de maîtriser l’outil technologique, n’a plus rien produit de significatif depuis le XVIIème siècle. Ensuite, l’Occident n’est pas à l’origine de la crispation identitaire qui touche l’islam aujourd’hui, mais il y participe indéniablement en étant le seul à même d’inclure ou d’exclure de la modernité.
L’Europe, vecteur de la modernité dans le bassin méditerranéen
La Turquie, à sa manière, a choisi de se tourner vers cette modernité. Néanmoins, l’absence de réponses claires aux demandes turques entraîne une inquiétude forte des opinions publiques européenne et turque. D’un côté, c’est la question d’une définition de l’Europe qui est en jeu. Par quels moyens peut-on affirmer l’identité de celle-ci ? De l’autre côté, on oublie bien souvent que la Turquie, à partir de la fin de la Première guerre mondiale, a entamé un processus de rapprochement politique et militaire avec le monde occidental : d’abord, par la volonté réformatrice de Mustafa Kémal qui, en s’appuyant sur le modèle occidental, a fait entrer son pays de plain-pied dans la modernité ; ensuite, par un constant positionnement pro-occidental au cours de la Guerre froide quand la Turquie jouait un rôle prépondérant dans l’endiguement de l’URSS (entrée dans l’OTAN en 1952, au Conseil de l’Europe, à l’OCDE…).
Mais s’il advenait que la Turquie se voit refuser l’entrée dans l’Union européenne pour des raisons clairement définies, le danger majeur est celui d’une Europe ne proposant pas d’alternatives à ce refus. Car il ne faut pas s’y tromper. Au fond, l’entrée de la Turquie à court terme en Europe est à la fois utopique et même suicidaire par plusieurs aspects. La candidature de la Turquie doit faire l’objet d’un travail en profondeur. Il s’agit de mettre en place un processus de négociations prenant en compte toutes les spécificités de la question turque. En effet, le danger viendrait surtout d’une Union européenne cédant à des impératifs pragmatiques et à la précipitation. D’abord, l’Europe est en panne de projet politique (comme le montre les aléas de l’élaboration d’une Constitution européenne et le défi incertain posé par l’élargissement de 15 à 25 membres).
Ensuite, la Turquie doit, à mon sens, faire partie d’une vision globale de modernisation et d’homogénéisation du bassin méditerranéen. L’Europe n’a pas pour tache de sortir la Méditerranée de l’ornière. Mais il n’en demeure pas moins que, dans une perspective pragmatique, ses intérêts résident bien dans un bassin méditerranéen stable politiquement, économiquement et socialement. En effet, les pays arabes accusent un retard considérable dans un grand nombre de domaines : faiblesse des institutions, inexistence de la société civile et corruption des élites d’un point de vue politique ; manque de diversité des ressources économiques, faiblesse voire inexistence du secteur privé, lourdeur de l’administration et archaïsme du secteur public d’un point de vue structurel. A ces défis, une vision globale de la modernisation du bassin méditerranéen - où la Turquie jouerait un rôle prépondérant – favoriserait l’émergence d’un pôle économique puissant, intégré et réconcilierait l’Europe avec sa vocation universaliste en matière de droits de l’homme. Le risque est grand, en voulant doter l’Europe de frontières finies et d’une « identité », de la voir devenir une entité fermée laissant à ses portes une périphérie sous-développée se débattre dans les méandres de la pauvreté.