L'Europe avec ou sans frontières ?
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Un tour d'horizon des arguments contre la Turquie, et leur réfutation : Non, la frontière de l'Europe, pour peu qu'elle existe, ne s'arrête pas à la Turquie.
Depuis que Valérie Giscard d'Estaing s'est prononcé sur la question turque (1), rien ne va plus! L'Europe en pleine expansion depuis 1957 se trouve aujourd'hui confrontée à ses frontières géographiques, idéologiques et bien sûr économiques. Cette mise au point se révèle pour certains nécessaire (3). Renouant avec des siècles de civilisation judéo-chrétienne, une géographie aux contours, à leurs dires, évidents et surtout garantissant un espace économique viable. Ces considérations si elles semblent renforcer le sentiment européen, offrant un ensemble de valeurs et critères clairs auxquels adhérer, procèdent à bien y regarder, de raisonnements rapides et peu adaptés au monde actuel.
La frontière géographique et historique
La notion de frontière fait partie des créations européennes. Avant tout, ligne de démarcation entre le monde civilisé (européen) et les barbares. Fruit des luttes entre grecs et perses, puis des guerres entre puissances occidentales et Empire Ottoman, stigmatisé respectivement par les célèbres victoires fondatrices de Marathon en 490 avant Jésus-Christ et de Kalhenberg en 1683. Elle est devenue frontière géographique, s'arrêtant à l'Oural, par soumission aux volontés politiques du très occidental Pierre le Grand (4).
La démonstration pour rapide qu'elle soit n'en est pas moins exacte. En effet, ce sont les guerres intestines, et par la même l'histoire entremêlée des Etats-nations qui la compose, qui ont forgées l'ensemble géographique que l'on nomme Europe.
Comment expliquer sinon le continent Europe ? En effet, comment affirmer que l'Oural est une frontière continentale avec son sommet le plus élevé à 1894 m, le Mont Narodnaïa, alors que la partie centrale ne dépasse pas 800 mètres. Ce alors même que l'Himalaya culminant à 8850 mètres au Mont Everest et dont l'altitude de ces montagnes se situe entre 2000 et 8000 mètres n'est considéré que comme la frontière du sous-continent Inde ! (5) A partir de là, ce n'est que d'une manière relative que l'on peut envisager l'effectivité d'une frontière géographique européenne.
C'est alors que se présente l'argument plus tenace d'une Europe judéo-chrétienne s'arrêtant à Istanbul, ancienne Constantinople, seul morceau de territoire turc situé du bon côté du détroit du Bosphore (6).
La frontière idéologique
Coup de massue pour la Turquie! La rumeur court qu'elle n'est pas judéo-chrétienne, donc pas européenne La nouvelle ne date pas d'hier. Il faut remonter à l'ancien Empire romain d'Orient éteint en 1453 pour prouver le contraire. Il ne s'agit pas d'une boutade. L''argument d'Europe judéo-chrétienne est sérieusement véhiculé par plusieurs hommes politiques et journalistes
Pourtant, la réconciliation du Christianisme avec le Judaïsme, qui est affichée, est somme toute récente. Le tragique épisode de la Shoah est là pour nous le rappeler malheureusement. Malgré tout l'apport du Judaïsme à la pensée européenne (Spinoza, Marx, Bergson pour ne citer que quelques noms). Il faut attendre Vatican II et les actes de l'Eglise sous Jean-Paul II tels, Mémoire et réconciliation : L'Eglise et les fautes du passé, le discours du Pape au Mausolée de Yad Vashem (7), et des textes tel celui de la commission pontificale biblique : Le peuple juif et ses Saintes Ecritures dans la Bible chrétienne pour que l'on admette l'évidence des liens qui unissent Christianisme et Judaïsme notamment en Europe.
A la lumière de cela, il serait peut-être temps de ne pas cultiver une idéologie du rejet vis à vis de la Turquie et des musulmans, tel que se fut le cas avec le Judaïsme. Là aussi on peut trouver des contributions de la culture musulmane en Europe. A commencer par les chefs d'uvres d'architecture que sont l'Alhambra, la ville de Cordoue. Mais aussi tout l'apport de philosophes tel Averroès. Il ne faut pas oublier, si l'on veut être juste avec les peuples, l'ouverture d'esprit, notamment religieux qui existait dans la péninsule ibérique du XIIIe siècle ou en Europe Centrale et Orientale sous l'Empire Ottoman de Mehmed II.
Les risques du passé restent présents, et les arguments religieux sont des armes redoutables pour la paix entre les peuples. Les ressortir, tel un vieil attirail, n'est pas digne de nos hommes politiques, surtout dans un pays tel que la France où la laïcité est un principe sacré et où il existe une forte communauté musulmane.
La frontière économique
Voilà l'ultime argument. Lorsque l'on ne peut pas vaincre par la raison, on utilise la voix du porte-monnaie Le risque de l'élargissement à la Turquie et demain à la Russie est de voir débarquer crises économiques et chômage dans l'Europe homologuée qu'est l'Union Européenne. La menace est sérieuse lorsque l'on voit l'état actuel dans lequel est la Russie de Poutine.
Mais justement quel est le plus grand risque? Est-ce celui d'aider des pays qui sont à nos portes où de créer un mur d'argent contre une guerre sociale voire militaire qui surgira quoiqu'il arrive si nous laissons s'installer un tel climat d'exclusion entre pays ayant besoins les uns des autres ?
Oublie-t-on que la Turquie est le premier acteur économique, non membre de l'Union Européenne, de la Méditerranée? Que la Russie est notre réserve en énergie (gaz), de même pour la Norvège (pétrole) ? Peut-on se permettre d'exister sans ces partenaires indispensables qui demain pourrait se tourner vers d'autres horizons? (8)
Ici, le débat ne manquerait pas d'intérêt s'il était abordé
L'Europe de l'ouverture
L'Europe des frontières est-elle un modèle pour l'Europe du XXIe siècle ? Alors que le bloc soviétique vient de s'effondrer, faut-il encore raisonner encore en terme densembles régionaux?
Le constat actuel de la prééminence des Etats-Unis et du retrait depuis 1945, voire avant, de l'Europe incite certains à voir dans l'Europe des frontières économiques, idéologiques et géographiques une alternative. On peut aussi y voir un risque de retour à une confrontation de polarité.
Si l'Europe veut renaître, elle devrait avant tout être ambitieuse pour elle et le monde. Non pas dans un retour des antagonismes, mais par la mise en place d'une réelle cohésion mondiale. L'Europe peut avoir un tel objectif, étant passée par toutes les étapes, parfois tragiques, d'une histoire qui en a fait le centre du monde. Pour que la renaissance de l'Europe s'effectue, peut-être serait-il temps que l'Europe, terre d'émigration, devienne une terre d'immigration des savoirs, des cultures, une terre de tolérance. Cela reste à la portée des européens d'où qu'ils soient, s'ils s'approprient le concept d'Europe de l'ouverture. Dès lors, les frontières n'auront peut-être plus d'utilité les peuples coexistants enfin. (9)
Notes (voir également les liens)
(1) Rappelons la phrase de Valérie Giscard d'Estaing : "la Turquie est un pays proche de l'Europe, un pays important, qui a une véritable élite, mais ce n'est pas un pays européens". Cf. : Le Monde 09/12/2002.
(3) un article du Figaro notamment, paru dans la rubrique débats et opinions en décembre 2002, explique que faire rentrer la Turquie serait le début d'une guerre civile européenne
(4) C'est notamment le géographe de Pierre le Grand qui assigna l'Oural comme frontière de l'Europe. Ce Tsar pris des mesures radicales d'occidentalisation tel l'interdiction du port de la barbe.
(5) Dans le même sens voir l'article de Denis Retaillé, l'impératif territorial dans le numéro Cultures et conflits de septembre 1996
(6) Pour l'anecdote : le Bosphore signifie étymologiquement "le passage des bufs". Il fut franchit par deux femmes transformées en bufs l'une vers l'Ouest : Europa, l'une vers l'Est : Io. Ne serait-il pas temps que l'histoire les fassent se rencontrer
(8) Pour mieux appréhender ce type de questions, Géographie de la mondialisation
(9) Un article intéressant en ce sens l'écrivain Jorge Semprún (voir liens): http://www.courrierinternational.com/numeros/632/063204201.asp?TYPE=archives