L'étrange histoire des superstitions chypriotes
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Perrine DocquierAvant et même après qu'elle soit divisée, l'île de Chypre a connu une grande histoire folklorique. De la lecture du marc de café à la combustion des feuilles d'olivier, en passant par les talismans contre le mauvais œil, toutes sortes de traditions et de superstitions sont intimement liées à sa culture. Suffisamment pour mettre tout le monde d'accord ?
Chypre est réputée pour sa période estivale, sa gastronomie et la division politique qui sépare l'île en deux. On pense tout de suite moins au riche folklore de l'île, un mélange de superstitions et de traditions qui remontent aux récits des rois et des croisés. Aujourd'hui, ces histoires sont profondément ancrées dans l'histoire orale de l'île. Et malgré les tensions politiques, les différences religieuses et linguistiques, les Chypriotes grecs et turcs partagent encore beaucoup de croyances et de superstitions similaires.
Un murmure sur le chemin
Depuis 1974, Chypre est victime d’un divorce malheureux. Communautés grecque et turque sont toujours séparées par une frontière artificielle. En 2003, la fameuse « Ligne Verte » qui faisait de Nicosie la dernière capitale partagée au monde, s'est entreouverte. Pour la première fois depuis 30 ans, les Chypriotes des deux côtés ont pu traverser « de l'autre côté » et visiter les parties de l'île dont ils étaient auparavant exclus. Un moyen aussi de (re)voir les foyers qu'ils avaient fuis, de redécouvrir les « autres » et de réaliser que finalement, les différences sont parfois bien surfaites. La politique peut diviser, mais le folklore et les histoires transmis depuis des générations rassemblent. Chypre ne fait pas exception.
Certains Chypriotes mettent encore ces histoires de côté, invoquant que les gens superstitieux ne font que vivre dans le passé. Mais à une époque, avant que les gens aient accès à l'électricité, à Google, quand il n'y avait pas de bibliothèques et que personne ne savait lire, les rites et les règles ont été forgés à travers des anecdotes et des histoires. Ces histoires orales ont été embellies à un tel point qu'elles sont devenues les chapitres les plus marquants du récit national chypriotes : des gobelins kidnappant des enfants, des reines cachant des trésors enfouis dans leurs châteaux et des monstres marins à Ayia Napa.
Michael, un Chypriote grec de 27 ans, vit actuellement à Londres et travaille dans une start-up. Il explique comment certaines traditions ont résisté à l'épreuve du temps : « Les gens croyaient que les dieux vivaient dans les arbres. Aujourd'hui, les gens touchent du bois pour se protéger. C'est une tradition née dans les temps anciens et qui a survécu jusqu'à aujourd'hui ». Les Chypriotes avaient aussi l'habitude de brûler des feuilles d'oliviers pour échapper aux esprits maléfiques et les jeunes chypriotes perpétuent la pratique. Mais au lieu de le faire pour échapper aux esprits, ils le font pour dégager l'air de l'énergie négative. L'intention est la même, seule la méthode change.
Récemment, Michael a téléchargé une application sur son iPhone :« l'amulette pour la protection contre le mauvais œil ». « Je n'y crois pas particulièrement, explique-t-il, mais je l'ai quand même. » L'amulette en verre bleu est vendue partout à Chypre. Son prix peut varier entre un et des centaines d'euros. Les Chypriotes grecs et turcs portent l'amulette comme un bracelet ou un collier, l'épinglent sur les nouveau-nés ou l'accrochent chez eux pour les protéger de la jalousie. Paul, un autre jeune chypriote établi à Londres, travaille dans le secteur de l'hôtellerie, et ne « croit pas vraiment à tout ça ». Et pourtant, le jeune homme de 28 ans possède bien un talisman bleu dans son salon et dans sa voiture. « [Je le garde] parce que tout le monde le fait ... et l'avoir dans le salon réduit le coût de l'assurance habitation ! »
Mais les Chypriotes expatriés ressentent-ils toujours le besoin de se protéger contre la jalousie ? Selon eux, ce sont les raisons d'être superstitieux qui sont vouées à changer. Stephanos, un scientifique de 29 ans installé à Paris, a développé une théorie. Entre la France et son île natale, les modes de vie sont très différents. Cette différence peut déterminer des comportements superstitieux. « À Chypre, vous avez de grands cercles d'amis avec des liens plus ou moins importants. En France, on retrouve plutôt ces bandes de potes très proches qui ne se quittent jamais, explique-t-il. En raison des distances qui peuvent se créer dans les cercles chypriotes, certaines jalousies peuvent se créer. Donc, je pense que le mauvais œil, c’est quelque chose de sérieux chez moi. »
La lecture du café chez Starbucks
Le talisman bleu contre le mauvais œil est une tradition commune aux deux communautés chypriotes, tout comme la « tasséographie », plus connu sous le nom de « la lecture du marc de café ». Cette tradition est encore pratiquée par les Chypriotes turcs et grecs qui souhaitent savoir ce que l'avenir leur réserve. C'est normalement une femme âgée qui procède. En renversant la tasse, la substance boueuse tombe dans une soucoupe et c'est là que le futur s'écrit. La voyante lit alors les symboles dans la tasse, qui peuvent prendre n'importe quelle forme : animaux, personnes ou objets. Cependant, pour certains, cette tradition n'est plus aussi populaire qu'avant auprès des jeunes chypriotes. « Je ne connais personne qui la pratique, admet Michael. De toute façon, les gens à Chypre boivent du café chez Starbucks maintenant. Je ne vois pas comment vous pourriez lire l'avenir dans une tasse de "pumpkin spice latte". »
Mike, un Chypriote de 35 ans, possède un salon de coiffure et habite à Cardiff. Il estime que ses compatriotes à l'étranger sont moins superstitieux que ceux restés sur l’île. Mais ce n'est pas le cas pour lui. Il croit toujours à la tasséographie et aux réflexions qu'elle peut apporter. « J’y crois et je peux le lire. Ma yiayia (grand-mère, ndlr) m'a appris comment faire... Les superstitions ont été transmises par les générations avant la guerre. Je ne pense pas qu'il y ait une différence entre les deux communautés [en ce qui concerne la tasséographie.]. »
Neşe, jeune chypriote turque qui vit et enseigne à Famagouste (côte est de Chypre, ndlr), fait écho au sentiment de Mike : « Même si entre Grecs et Turcs, nous avons été longtemps séparés, nous avons des superstitions similaires. Finalement, nous vivons sur un petit territoire depuis longtemps ». Neşe prend l'exemple de certaines phrases que les Chypriotes turcs et grecs utilisent pour implorer une protection : Maşallah, signifie« si Dieu le veut » en grec, et se trouve finalement très proche du turc inşallah, qui vient de l'arabe. De plus, lorsque les Chypriotes veulent démontrer un fait, les deux communautés disent « işte böyle » signifiant « juste comme ça ».
Les superstitions en voie de disparition
Si on lit bien les lignes de force, les jeunes chypriotes expriment deux tendances liés à leurs traditions. D'un coté, un pan de cette génération y croit encore et trouve même parfois une manière de penser dans de lointaines superstitions. De l'autre, il y a ceux qui ne trouve aucun intérêt à perpétuer un folklore qui a bel et bien disparu. La balance semble pencher en faveur des seconds, tant les croyances spirituelles associées à d'anciennes pratiques semblent vouées à disparaître.
Dans un pays qui embrasse de plus en plus une certaine culture européenne, les jeunes s'accordent à dire que le passé folklorique de Chypre permet néanmoins de rapprocher les peuples. Croire ou pas en son avenir dans un marc de café, n'est plus trop la question. Il s'agit aussi de se laisser conter que là où la politique a échoué, les traditions communes des Grecs et des Turcs pourraient fédérer un pays - littéralement divisé depuis un demi-siècle.
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Translated from The future of young Cypriots in a Starbucks coffee cup