Les vaches sacrées de l'Europe
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Sans voix, muet. Une carpe, une tombe. L’aphonie absolue… Ca fait maintenant huit mois que plus rien ne sortait. La crise ? Evidemment. Oui, mais laquelle ? La crise du crédit, la crise financière, la crise économique ? La crise morale ?
Bref, cette crise m’a tétanisé. Abreuvé de commentaires, d’analyses, et de prévisions, il me semblait qu’il me fallait hurler avec les loups ou me taire.
Comme vous, j’ai tempêté contre l’indignité des banques et l’incurie des gouvernements. Comme vous j’ai été déçu, à défaut d’être surpris, par l’échec de la coordination européenne. Mais rien qui vaille d’ouvrir mon ordinateur.
Tout le monde veut maintenant « tirer les enseignements de la crise ». Mais à ce jeu, il n’existe qu’une figure autorisée, c’est le « je vous l’avais bien dit ». Pour les populistes de gauche, de droite et du centre, la crise est surtout l’occasion de dire exactement la même chose qu’il y a un an, cinq ans, vingt ans. Les gauchistes veulent nationaliser les banques, les conservateurs veulent baisser les impôts et les nationalistes veulent fermer les frontières. En fin manipulateur, notre président bien aimé, âme de notre nation, fait un peu des trois.
Que dire alors ? Et si au lieu de s’acharner à comprendre une crise tristement simple, on observait plutôt les réactions qu’elle suscite ? Les économistes, toutes chapelles confondues, sont au moins d’accord sur un point : les réactions à une crise sont souvent pires que la crise elle-même.
Observons donc : lorsqu’un bateau coule, on sauve les femmes et les enfants d’abord. C’est logique. On sauve l’avenir de la société. Pour utiliser un langage d’économiste, on sauve les forces de reproduction avant les forces de production.
La crise actuelle nous permet donc d’identifier ce qui pour les dirigeants européens constitue le fondement de nos sociétés et doit donc être sauvé à tout prix. La réponse est claire : les banques et l’automobile.
Les banques, d’abord. Il fallait évidemment sauver le système bancaire. Sans lui, plus de crédit, plus de commerce, plus rien. Il faut aussi, encore et toujours, sauver l’automobile, symbole même de notre industrie, grande pourvoyeuse d’emplois, directement et indirectement au travers des sous-traitants. Ne pas désespérer Billancourt, la règle est toujours en vigueur de nos jours.
Seulement il y a un hic. Malgré les milliards, les banques ne prêtent toujours pas. Quant à l’automobile, l’on sait bien que la crise est structurelle et que seuls qui réussiront le passage à la « green tech » survivront, accompagnés de quelques marques de luxe dont le marché ne semble pas se tarir. Les restructurations sont inévitables.
Sauver les forces reproductrices avant tout le monde, d’accord. Mais lorsque leur effet reproducteur ne fonctionne plus, cela vaut-il vraiment la peine ? On dirait bien que les vaches à lait sont devenues stériles. Mais on continue de les nourrir. Un peu comme des vaches sacrées finalement…
En Inde, il est interdit de manger de la viande de vache. Et lorsque l’une d’entre elles ne donne plus rien, elle est abandonnée. Elle est alors prise en charge par la communauté, qui la nourrit et même l’habille. Elle devient sacrée au sens le plus profond du terme. Elle devient un symbole, une idée. Stérile, elle représente la fécondité. Abandonnée, elle représente la prospérité.
On peut trouver cela magnifique. On peut aussi trouver cela morbide. La vache sacrée, c’est aussi l’éloge de la permanence, du maintien de l’ordre établi, de la prégnance de valeurs antiques. En voulant sauver les banques et l’automobile, n’a-t-on pas voulu sauver les apparences avant l’essence ? A-t-on sauvé plus que des symboles ?
Evidemment, en l’état actuel des choses il était nécessaire de soutenir ces deux domaines stratégiques, et d’autres encore (le bâtiment par exemple). Mais fallait-il le faire sans conditions ? Fallait-il reporter à plus tard les changements nécessaires alors qu’une occasion magnifique de les accélérer nous était donnée ?
Vous me direz, mais si il y avait des conditions ! Les banques devaient s’engager à prêter à nouveau, et les constructeurs à maintenir l’emploi. Certes, mais il ne suffit pas d’ordonner à une vache stérile de donner du lait pour qu’elle le fasse…
Au travers de tous ces atermoiements, celui qu’on cherche à protéger c’est l’ultime vache sacrée de notre société, l’entité indiscutable et indiscutée, parée de toutes les vertus : le petit épargnant. Vous savez, celui qui a investi dans l’immobilier et dans l’assurance vie pour ses vieux jours, et qui exige des retours sur investissements conséquents et réguliers…
L’épargne est l’essence dans le moteur de nos économies. Mais lorsque celle-ci est dirigée vers la constitution de patrimoines et non vers la création de richesses, le système s’enraye. Pour que l’aide aux banques fonctionne, il fallait l’assortir de profondes réformes fiscales. Il fallait taxer plus durement l’épargne stérile et au contraire encourager les investissements privés.
A l’automne dernier, les dirigeants politiques ont fait le choix, conscient ou non, de privilégier les résidences secondaires au détriment des PMEs. Ils ont paré leurs vaches sacrées et sont allés les promener dans la rue, en clamant que la société était sauvée, et en détournant nos regards des mendiants en train de mourir de faim…