Les Justes en 2010 : une pièce d'actualité
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« Qu’importe que tu ne sois pas un justicier, si justice est faite, même par des assassins.Toi et moi, ne sommes rien.»
Albert Camus, Les Justes
Moscou, 1905. Dans un appartement, six membres du Parti révolutionnaire socialiste, cinq hommes et une femme, travaillent à l'avènement de la « Justice ». Leur prochaine tâche : anéantir un symbole de l’autocratie russe, l’archiduc Serge.
Tous ne partagent cependant pas la force de volonté de Stepan, homme réchappé d’un bagne où lui a été arrachée son humanité. « La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre », assène-t-il. D’autres, tel Yanek, ne refusent pas le doute. Lui qu’on surnomme le « poète » veut lancer la bombe par « amour de la vie ».
En proie aux difficultés inhérentes à la préparation de l’attentat puis à ses conséquences, les personnages évoluent sur une scène épurée à l’extrême, comme peut l’être leur vision de la vie. Ils ne se regardent pas, se meuvent mécaniquement, articulent chacun de ces mots auxquels ils attribuent le pouvoir de faire et de défaire le monde. Cette mise en scène surprend d’abord, dérange. A l’évidence pourtant, elle ne rend que plus vrais ces hommes et femme piégés dans la posture morale où ils s'étaient refugiés. Et lorsque la réalité leur apparaît péniblement plus nuancée qu’ils ne l’envisageaient, ces personnages perdent en rigidité, s’entrevoient, s’adressent de moins en moins à un public au nom duquel ils parlaient et agissaient.
De la pièce transparaît cette conviction qu’a défendue son auteur, le grand intellectuel français de l’après-guerre Albert Camus : la fin ne saurait justifier les moyens. Mais Camus ne condamne, ni ne juge ceux qu’ils qualifient de « terroristes », ces « justes » qui légitiment la terreur. Camus préfère expliquer. Il sait le faire en entrant avec force dans ce qui fait l'existence de chaque être, ses aspirations et ses souffrances auxquelles, pense-t-on parfois, pourraient venir répondre les impostures les plus nobles. Le texte laisse parfois transparaître la volonté du philosophe d’exprimer ses idées au détriment du travail de l'écrivain. Pour autant, Camus a su ne pas réduire son œuvre à l’état de simple texte à thèse. Surtout, Stanislas Nordey, le metteur en scène, a su donner un souffle nouveau à la pièce en rompant avec une mise en scène conventionnelle. La mécanisation du jeu des comédiens et son utilisation de l'espace scénique renforcent efficacement la dramaturgie sans rien changer à la lettre et à l’esprit du texte.
En 1949, la pièce s’inscrivait dans un cadre historique particulier, celui du totalitarisme soviétique. A l’heure où l’on célèbre le cinquantième anniversaire de sa mort, l’œuvre d’Albert Camus reste cependant plus que jamais d’actualité. En ces temps de crise où la tentation des idées absolutistes et lénifiantes peut se faire forte, la pièce sonne comme un avertissement. La scène parisienne, tout en rendant un bel hommage à Camus, gagne peut-être à y perdre certaines de ses illusions.
par Grégory Philippe
Albert Camus, « Les justes »
Mise en scène de Stanislas Nordey, avec Emmanuelle Béart, Vincent Dissez, Raoul Fernandez, Damien Gabriac, Frédéric Leidgens, Wajdi Mouawad, Véronique Nordey, Laurent Sauvage Grand.