Les intellectuels turcs face à l’Europe
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L’Europe, obscur objet de désir pour la Turquie : insaisissable et fuyant. Mais avant d’en avoir le désir, ne convient-il pas d’inventer l’Europe? se demandent des intellectuels turcs.
Le soc de la modernité sur la terre anatolienne devait prendre la forme institutionnelle du triangle : l’armée en pointe épaulée d’une administration laïque et des intellectuels progressistes. Un soc et une égide, un écu.
Côté face : le symbole du volontarisme d’Etat, moteur et flèche d’un développement dont la fin est explicitement européenne, c’est-à-dire nationale, laïque et positiviste.
Côté pile : le progrès social conçu comme garantie de l’indépendance nationale contre les empiètements impérialistes occidentaux.
La question du développement en Turquie se pose ainsi, dès les années 20, dans des termes qui annoncent ceux de la décolonisation et des rapports Nord-Sud.
Si au fil des coups d’état, les intellectuels ont été expulsés du triangle moteur, la problématique originelle n’a pas disparu : transversale à toute la société, elle n’est jamais aussi criante que lorsqu’il est question d’Europe, véritable point de fuite du débat politique et intellectuel turc.
Le début des négociations d’adhésion à l’Union Européenne (UE) espéré pour le printemps 2005 viendrait clore la grande marche inaugurée par Atatürk, le père de la République. Voire la migration millénaire des peuples turcs vers l’Ouest : elle revêt donc une signification symbolique très forte.
« La Turquie vit les 18 mois les plus cruciaux de son histoire. Je ne peux les comparer qu’à la période des négociations du Traité de Lausanne en 1923 », écrit Ismet Berkan, directeur de la publication du quotidien Radikal (15/07/03).
Le coup d’état silencieux
A cette occasion la question impérialiste resurgit. Le rapprochement des échéances et l’accélération des réformes exigées par Bruxelles renforcent les présupposés d’une école de pensée selon laquelle la globalisation, dont l’UE n’est qu’un bras, met en péril l’indépendance nationale.
Figure de proue de cette mouvance, Erol Manisali, professeur d’économie à Istanbul et chroniqueur au quotidien Cumhuriyet (La République), s’illustre en défendant sa théorie du « coup d’état silencieux », orchestré par l’UE depuis 1995 et la signature de l’union douanière avec la Turquie.
« Rentrons, Ne rentrons pas ? (dans l’UE) Et ils alimentent des débats, en essayant de nous faire compter des rhinocéros façon Ionesco… La signature de l’accord d’union douanière n’est rien d’autre qu’un acte de colonisation… La reconnaissance du statut de candidat à la Turquie en 1999 n’est qu’un leurre destiné à mieux enchaîner notre pays à l’espace européen. »
Le ton est similaire chez Mümtaz Soysal, conseiller du Président chypriote-turc, chez Attila Ilhan, écrivain et journaliste : il sonne de manière égale à droite comme à gauche, révélant toute une frange nationaliste de l’opinion. La théorie du complot n’est jamais bien loin.
Naturellement amplifiée par les attitudes politiques ambiguës et dilatoires de Bruxelles. Renforcées par les absences stratégiques d’une UE qui considère son élargissement moins comme un acte politique que comme un processus naturel porté par des spectres identitaires.
« Le jour où la clique de Bush décide d’anéantir le système de sécurité mondial, la Commission de Bruxelles pense pouvoir consoler ses plus proches voisins avec les sucreries de la libre circulation et de la prospérité : une attitude qui en dit long sur la situation délicate qui est celle de l’UE à l’heure actuelle. Diagnostiquer la schizophrénie n’est pas très éloigné de la réalité », écrivait Ahmet Insel, le 23 mars dernier en réaction à la proposition Prodi / Patten concernant la notion d’un cercle de pays amis de l’Union.
« Rêvant d’un cercle-tampon de pays amis censé la préserver des barbares, peut-être l’UE se réveillera-t-elle un jour encerclée par ces autres barbares d’apparence civilisée venus d’extrême Occident. »
« Bruxelles c’est la prospérité et Washington, la sécurité. »
Professeur à Paris I ainsi qu’à Istanbul / Galatasaray, Ahmet Insel participe à la revue Birikim et dirige les éditions Iletisim : mise en question des dogmes de l’économie contemporaine (Mustafa Sönmez, Korkut Boratav), analyse des nouvelles formes de domination, ce laboratoire d’une nouvelle gauche allergique aux réflexes idéologiques constitue une référence intellectuelle en Turquie.
Considérée comme le levier de la démocratisation turque, l’UE n’échappe pas à leur réflexion.
Ami intime de Yachar Kemal, Oral Calislar, écrivain et chroniqueur au journal Cumhuriyet, défend des positions convergentes : « Les dirigeants turcs ne se sont jamais servis de l’écart entre l’UE et les Etats-Unis que dans le cadre d’étroits calculs politiques à court terme. Ils n’ont jamais pensé qu’elle pourrait devenir une différence stratégique. Et c’est pourquoi le processus d’adhésion à l’UE a toujours été difforme en Turquie : la mentalité qui préside aux destinées de ce pays n’a jamais su assimiler les valeurs démocratiques nées en Europe, » écrivait-il en mars dernier.
Une pensée unique de l’Europe molle, sans contours tranchés, sans image précise de ce qu’implique une adhésion : une schizophrénie subie selon laquelle « Bruxelles c’est la prospérité et Washington, la sécurité. » (Ahmet Insel) Consensus d’une opinion turque porté par les milieux financiers, libéraux rejoints par les islamistes modérés dont le foyer politique, l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), est actuellement au pouvoir.
La torpeur européenne décrite par Ahmet Insel et le brouillard du consensus turc sur l’Europe évoqué par Oral calislar ne sont que les deux faces d’un même constat. Cette pensée unique est tout autant européenne que turque.
Et le défi turc ne se relèvera que dans le cadre d’une Europe à construire : stratégiquement, politiquement et socialement.
L’Europe, une chance pour la Turquie : la réciproque n’est pas moins vraie. L’entrée de la Turquie en Europe doit prendre un autre sens que celui de l’extension du marché commun. Sous peine de n’être une chance ni pour la Turquie, condamnée au « coup d’état silencieux », ni pour l’Europe vouée à la dilution que lui prédit Washington, premier supporter de la candidature turque à l’UE.
La question orientaliste
Et cette gauche intellectuelle qui milite pour une forte intégration de l’UE retrouve finalement la question impérialiste des origines : mais plutôt que d’en envisager les conséquences sur le mode d’une lutte pour l’indépendance, elle en déploie les tenants – l’orientalisme selon Edward Saïd - et les aboutissants – une pensée unique identitaire et progressiste – sur une échelle européenne.
« La prise de position de Mr Giscard contre l’entrée de la Turquie pour des raisons identitaires a contraint les pro-européens, dont les idées vont à l’encontre de cette position culturaliste, à s’engager en faveur de la Turquie, » déclare Ahmet Insel.
« L’orientalisme est un savoir né de la force », affirme Edward Saïd. Un savoir, carcan des opinions. « Ce genre de discours - Vous appartenez au tiers-monde ainsi qu’à l’Islam : votre système n’est pas parfait mais il est ce que vous pouvez espérer de mieux – n’est plus celui de nombreux intellectuels mais constitue toujours une vision du monde dominante.
Or si quelqu’un (L’UE) nous demande de repenser notre démocratie, de la conformer à des critères généraux, c’est le signe qu’on nous prend au sérieux, c’est la fin du mépris orientaliste », écrit Murat Belge, journaliste et essayiste publié chez Iletisim.(4/07/03)
Le projet de cette gauche turque : briser la force du savoir orientaliste non pas par des luttes d’arrière-garde contre les forces impérialistes mais en en cassant les ressorts internes, les discours politiques culturaliste d'un côté et développementaliste de l'autre. Abattant des mythes de gauche comme de droite, elle fraye une troisième voie nécessairement européenne entre repli identitaire et uniformisation globale.
Comme en son temps, Atatürk entre capitalisme et communisme.