Les dessous de l'odyssée dorée du Monténégro
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Jessica Devergnies-WastraeteCoincé dans une bouche du Monténégro, un petit coin de paradis accueille chaque été oligarques russes, émirats arabes et Européens fortunés. Pour faire tourner le luxe à plein régime, l'hôtellerie embauche les jeunes du pays, tout occupés à fuir la précarité qui les attend à la rentrée. Mais derrière le train-train estival des nantis, se cacherait peut-être un système étrange, révélateur d'un petit pays qui ne sait pas très bien où il va. Pour y voir plus clair, notre journaliste s'est glissé 48h dans les draps de soie d'un hôtel cinq étoiles.
Des majorettes en herbe s’entraînent pour le prochain concours, sous le regard sévère de leurs mères-monitrices, prêtes à vérifier chaque erreur de chorégraphie de twirling. Un trio de touristes japonais hésite sur la pose à prendre pour leur selfie d’usage alors que le soleil se couche. Les tricycles, vélos et monocycles se ravitaillent au chariot du marchand de glaces artisanales, tandis qu'un couple de parents montre à leur fils le profil blanc de la baleine d’acier et de verre. Mais ici, à Tivat, au Monténégro l'opulence tient surtout dans les 250 mètres de long du super yacht Golden Odyssey, où les préparatifs d’une fête privée battent leur plein. Pots de fleurs, plateaux d'argent, tenues blanches et bleues, défilent le long des escaliers en or. Évidemment, l'accès est strictement interdit. « C’est le yacht d’une famille d’Arabes, les propriétaires de Porto Montenegro. Personne ne les a jamais vus », me souffle Janko, tandis que nous pénétrons dans les Bouches de Kotor, après notre tour en hors-bord. Cela fait moins de 48h que je suis à Porto Montenegro donc, au cœur du luxe monténégrin. Et je ne sais toujours pas si je dois me considérer comme un poisson hors de l’eau, ou bien comme un plongeur explorant les profondeurs marines pour refaire surface fasciné.
Émirat, yachts et scénario catastrophe
Douze ans après l’indépendance du Monténégro de la Serbie, c'est aussi ici que des centaines de jeunes viennent changer le cours de leur existence le temps d'un été. Profitant d'un système qui tourne à plein régime, toute une génération de Monténégrins viennent servir de riches étrangers, en oubliant un peu les 18% de chômage et la précarité de la rentrée. Quant à moi, si ma vie n’est pas une chasse à l’extravagance aux six zéros, j’étais prête à toutes les formes d’idiotie, d’exhibitionnisme, et de scènes kitsch de l’inventaire post-moderne. Mais je me retrouve finalement au royaume de l’élégance, assaisonné d’une touche italienne, d’art balkanique, et d’une pincée d'anticonformisme. Porto Montenegro, construit sur 24 hectares dans la municipalité de Tivat, au sein des bouches de Kotor, comprend une marina, des propriétés immobilières de style italien, deux hôtels de la chaîne Regent, un club nautique, des magasins, des restaurants et des cafés. Au départ, Porto Montenegro a été créé par le multimillionnaire canadien Peter Munk pour accueillir les yachts saoudiens et russes de grande taille, en tout cas trop grands pour les ports français, italiens et grecs. En 2016, cet épicentre du luxe a été acheté par le fonds souverain émirien Investment Corporation of Dubai pour une somme qui n’a jamais été révélée, mais qui tournerait autour des 200 millions d’euros. Alors que Kotor est assaillie par des touristes en visite éclair, ou par de jeunes routards en voyage dans les Balkans, Tivat s’est affirmée comme la nouvelle destination phare des ultra-riches en quête de grandes places de parking.
Ainsi, des Anglais et des Allemands plein aux as, des nababs du Moyen-Orient, des oligarques russes, les 1% d'Américains les plus riches... viennent garnir les lits king-size de l'hôtellerie de luxe. Dans leur inconscient - mais surtout sur le site du Porto Montenegro -, le pays est présenté comme un exemple inoxydable de stabilité, de solidité et de sécurité. A contrario, les jeunes générations qui les servent savent bien ce que c’est de vivre dans le bourbier d’un État gouverné depuis 30 ans par le même parti et le même homme : Milo Đukanović. En avril dernier, celui qui détient la plus importante longévité d'Europe après le Biélorusse Alexandre Loukachenko a été réélu président avec 53,5% des voix.
« Pour le moment, ce n’est pas une autre guerre que nous craignons, mais la crise économique », me raconte le chauffeur de taxi d’une trentaine d’années qui me conduit au Regent, où je serai logée pour les prochaines 48 heures. L’une de ses sœurs a déménagé en France pour y travailler, sans pouvoir vraiment compter sur d'autres alternatives. « Nous ne produisons rien. Quiconque lance une activité économique, qu’elle soit agricole, commerciale ou industrielle, et qui ne fait pas partie de la grande “famille” liée au gouvernement, est tôt ou tard contraint d’arrêter ». Un scénario catastrophe. « Et l’initiative privée dans tout ça ? », je demande naïvement. « Tu peux ouvrir un magasin, mais presque personne n’y mettra les pieds si tu n’as pas les relations qu’il faut, répond mon chauffeur. Ensuite, ce sont les inspecteurs qui arriveront pour effectuer un contrôle, et ils trouveront sûrement un défaut, une erreur, un petit problème. Il suffit d’une égratignure, d’une autorisation manquante, d’une signature. Peu importe. À la fin, ils parviendront à te faire fermer ».
Elena, responsable marketing du Regent, m’accueille avec une brève visite des lieux. Nous passons rapidement par un labyrinthe de pièces, salles, couloirs, bars, dans un va-et-vient d’ascenseurs et d’escaliers, entre des cartes marines de la fin des années 800 et des petits salons bleu-marine. Les valises Louis Vuitton et autres bagages raffinés des hôtes avancent et s’immobilisent dans des petits chariots en osier, montées sur de solides roues en bois, poussés par le « personnel » en tenue couleur Sahara. Pendant la visite, Elena me raconte : « Je voulais m’enfuir de Tivat, c’est pour cela que je suis allée étudier dans une université américaine à Dubrovnik (en Croatie, ndlr). Je me suis spécialisée en Tourisme et Accueil dans le secteur du luxe ». Après une expérience aux États-Unis, la jeune femme a choisi de rentrer au pays. Et cette fois, par la grande porte, forte d'un rôle de prestige et de responsabilité au Regent, l'une des chaînes hôtelières les plus luxueuse au monde.
« J’ai quitté la Serbie car je ne parvenais pas à y gagner plus de 300 € par mois, alors qu’ici le salaire est d’environ 900 € »
De l’atmosphère marine et rigoureuse du Venezia, nous passons à l’ambiance fraîche et contemporaine de l’Aqua, l’autre hôtel du groupe Regent. Sur les murs des couloirs et dans les ascenseurs, je me perds au milieu des illustrations et pop-ups de couleur pastel. La visite est terminée. Je peux m’y retrouver toute seule, mais avant cela je dois voir la chambre que l’on m’a préparée. Derrière la porte ? Un lit à baldaquins, un fauteuil moelleux, une salle de bains de la taille d’une chambre, un double lavabo, des peignoirs de bain d’une blancheur de cygne, une douche adaptée pour y faire des pas de danse, et une baignoire avec vue sur la chambre à coucher. En dessous du miroir entouré de cordes marines, se trouve un mot de bienvenue du directeur, deux pommes vertes luisantes, de la confiture de figues et une bouteille de vin rouge. Sur la table en forme de boussole, se trouve un trio de pralines, chacune fourrée différemment. C’est exquis. Cerise sur le gâteau : la petite terrasse donne sur la mer.
« Je n'étais pas fait pour la guerre »
L’horloge affiche 17h. J’arrive à la piscine. Au lieu de la musique de fond lounge, la bande son est une harmonie incessante de pioches, de pelles, de marteaux, et de truelles. Des centaines d’ouvriers transpirent sur la Baia, la prochaine aile de l’empire Regent. Dans cet hôtel, il n'y aura non pas des chambres, mais des appartements qui pourront être achetés par des particuliers, et loués à d’autres clients « moins fortunés ». La piscine est sur le point de fermer. Sur le seuil de l’entrée, je fais la rencontre de Nikola, un masseur qui termine sa première journée de travail. Physique allongé, mains noueuses, il est impeccable dans sa tenue bleu ciel bordée de broderies couleur châtaigne. « J’ai quitté la Serbie car je ne parvenais pas à y gagner plus de 300 € par mois, alors qu’ici le salaire est d’environ 900 € ». Nikola, en plus de travailler comme masseur, a fait ses études à Belgrade pour devenir mosaïste et orfèvre. Son habileté manuelle lui a donné le meilleur passeport pour le futur. En septembre, à la fin de la saison touristique, il sera prêt pour la prochaine étape : Vienne. « Je voudrais pouvoir continuer dans l’orfèvrerie afin de créer ma ligne de bijoux ». Quand il venait en vacances à Tivat avec ses parents, il ne s’agissait que d’un petit village de pêcheurs de ce que l’on appelait alors la Yougoslavie. Pour lui, le coin évoque l’époque du socialisme de Tito où les ethnies, les langues et les religions cohabitaient. Si la nostalgie guette toujours ses parents, Nikola a vraiment peu vécu cette période pour s’en souvenir. « Je n’étais qu’un enfant. Ce que je sais, c’est que pour moi, nous sommes un seul peuple, et que jusqu’à un certain point, nous avons bien vécu ensemble. Mais la guerre a tout changé. » Il ajoute : « Encore aujourd’hui, si je vais à Zagreb et que l’on remarque mon accent, je risque d’avoir des problèmes. Si j’arrive à Dubrovnik (la ville croate située à quelques kilomètres de Tivat, assiégée par les forces armées serbes et monténégrines pendant six mois entre 1991 et 1992, ndlr) avec une voiture immatriculée en Serbie, elle sera certainement endommagée, voire détruite ».
Parmi les premiers hôtes à inaugurer le Regent, un somptueux portrait de Dita Von Teese se reflète sur un piano à queue. Au coucher de soleil, on allume les bougies au Library, le bar du Venezia qui rend hommage à la tradition anglo-saxonne. Au Mimosa, un banquet en bois sert exclusivement des jus de fruits frais, à mélanger à du mousseux italien, du Prosecco serbe ou du champagne. Pour coordonner le va-et-vient de cocktails et d’olives, Ivo se tient prêt, le dos bien droit. Il est le barman, l’ambassadeur local, et le pilier du Library. Avec son visage rond, sa carrure imposante et son rire contagieux, il est rentré au pays après vingt ans à travailler dans le tourisme aux îles Canaries. Lorsque les clients se dispersent et que l’heure le permet, vient le temps de quitter la politesse d'usage réservée aux clients, pour finalement se confier aux hôtes, même si ce sont des inconnus. En 1991, la guerre est devenue inéluctable, et Ivo a été appelé à effectuer le service militaire dans ce qui était alors la République socialiste de Yougoslavie, croisant son histoire avec celle de Bosniens, de Croates, et de Serbes du même âge. « Je me suis seulement rendu compte à ce moment-là que nous n’étions pas aussi bons et gentils que je le croyais. Quand j’ai compris qu’il n’était plus possible de faire marche arrière, j’ai décidé de partir. Je n’étais pas fait pour la guerre ».
Pour changer de sujet, je lui demande de me parler des coulisses de l'établissement et de me raconter des anecdotes insolites. Après quelques réticences, Ivo me livre quelques souvenirs : des femmes perchées sur d’incroyables talons, des Russes ivres qui éparpillent des billets de 500 € dans les couloirs, des filles de 20 ans qui, entre le Vermouth et la cocaïne, sont envoyées par leur père à la recherche d’un mari de classe supérieure... « Ici, j’ai déjà vu passer toutes sortes de personnes. En 2006, après l’indépendance, l’élite russe est arrivée et a commencé à acheter des terrains et des appartements. Ensuite, c’est la classe moyenne qui est arrivée. Mais depuis le début de la « crise du rouble », ces familles ont cessé d’acheter de l’immobilier et se limitent à venir quelques semaines en qualité de simples touristes ». D’après l’œil attentif d’Ivo, la nouvelle génération d’acheteurs vient de Turquie, marquée par des restrictions et des vengeances, ainsi que par la résurgence islamiste d'Erdogan. « J’ai parlé avec quelques familles turques. Ceux qui ont un peu d’argent de côté comprennent qu’il est nécessaire de partir à l’avance. Ils ne veulent pas connaître le même sort que les Syriens, qui arrivent en tant que réfugiés en Europe à bord de bateaux, ou après avoir marché des kilomètres ». J’ai personnellement assisté au traitement réservé aux réfugiés en ces temps cruels. Entre les matraques de la frontière et les refoulements en mer, les craintes sont tout à fait fondées. Je retourne dans ma chambre et je découvre que le luxe, tout comme le facteur, frappe toujours deux fois. Quelqu’un est entré dans ma chambre, a allumé les faibles lumières des lampes de chevet. Dans la salle de bains, on a tiré les épais rideaux de coton, retourné les couvertures et placé des pantoufles bleu foncé de style oriental au pied du lit. Cette attention, presque maternelle, me réconforte et m’inquiète en même temps. Même si je sais qu'elle a un prix.
Le matin, à l’ombre des arcades où est servi le petit déjeuner, je suis accueillie par le sourire d’Ivana. Cette jeune femme de 26 ans est originaire de Nikšić, la deuxième plus grande ville du Monténégro. Chignon, chemise blanche et jupe serrée, elle m’accompagne à la table, enveloppée d’une élégance raffinée. Ivana termine actuellement des études de droit à Podgorica - la capitale - et depuis trois ans, elle travaille comme hôtesse pendant la saison touristique. « J'adore être ici. Nous formons une belle équipe et on y respire une énergie positive. Et puis, c'est un endroit ravissant ».
Elena, que j'avais rencontrée la veille, accompagne mon petit-dèj royal. Devant mes oeufs Benedicte, je l'interroge sur sa vision du futur, notamment en terme d'emploi. « Quand je suivais des cours d’anglais il y a une dizaine d’années, nous étions peu nombreux. Aujourd’hui, presque tous les jeunes le parlent plutôt bien. Il y a beaucoup plus de concurrence qu'à mon époque », répond Elena. Quand je lui parle du parcours de Nikola, le masseur, elle enchaîne tout à coup : « Les métiers manuels peuvent être la clef de réussite pour de nombreux jeunes dans mon pays, car l'artisanat est quasi inexistant. En ce moment, même ici au Regent, nous vendons des produits d’excellence, mais la grande majorité provient d’autres pays. Pour l’instant, on vient surtout ici pour les beautés naturelles et la qualité des services que nous offrons, mais il y a un vrai manque de produits locaux ». En effet, sur les étagères du Bar Gourmand, j’aperçois des pâtes artisanales italiennes, des vins français et des fromages grecs.
Elle ajoute : « L’autre point négatif concerne la formation de haut niveau ». La loi monténégrine est claire : il est interdit d'engager un étranger si un Monténégrin peut remplir les mêmes fonctions ou possède la même qualification. Ainsi, même dans le secteur du luxe, la majeure partie des travailleurs sont locaux, même si certains profils font toujours défaut. « Nous embauchons du personnel venant d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine, quand personne ici, ni dans le reste des Balkans, ne possède le même niveau d’expérience. Nous y sommes arrivés pour certains rôles clés, comme dans le secteur des ventes ou pour le chef cuisinier du Murano (un des restaurant du complexe, ndlr). C’est un vide entre le système éducatif et le marché du travail que nous ne sommes pas encore parvenus à combler ».
Le luxe en tongs
« Le style de vie du village est celui du luxe nautique. Nous mettons à disposition un service de conciergerie cinq étoiles, sans le tapis rouge. Nous aimons appeler cela le "luxe en tongs" », articule à toute vitesse Kristina, la chargée des relations publiques monténégrine, qui me guide cette fois-ci dans ma visite de Porto Montenegro. En 2017, cet endroit a remporté le prix Best Marina, récompense attribuée par des capitaines, des propriétaires, des équipages et des experts du secteur des yachts. Quand tu passes toute l’année en costard-cravate, ou emprisonnée dans un tailleur, avec la pression des chiffres et des investisseurs, le vrai luxe, c’est peut-être celui qui se savoure pieds-nus, un spritz à la main, face au ressac.
Nous explorons la station de vacances dans le silence d’une voiturette de golf, sauf qu’ici, personne ne va récupérer les balles dans les bois. À Tivat, enchâssée dans la baie, il n'y a pas assez d’espace pour un 18 trous. Entourée de montagnes, la ville est (mal) comparée aux fjords norvégiens, mais reste tout aussi vallonnée. Les activités commerciales se déroulent dans les mêmes petites rues qui hébergent aussi quelques résidences et offrent tout le nécessaire en termes de shopping et de services. On y trouve un coiffeur, un salon de beauté, un éventail de restaurants allant des spécialités italiennes aux saveurs du Proche Orient, en passant par les nouilles japonaises. Les marques internationales de la mode côtoient les spécialités artisanales, comme les objets d’art en verre de Murano, en Italie. Le bar-à-champagne de Veuve-Cliquot va bientôt ouvrir ses portes. Parmi les divers services, sont garantis : un concierge disponible 24h/24, un manager s’occupant des sites à visiter, la possibilité de louer une voiture, un jet et des hélicoptères, l’assistance 7j/7, 24h/24 au bénéfice des propriétaires de yacht. Tout a été pensé pour éviter de mettre un pied en dehors de Porto Montenegro, la « ville dans la ville », réservée aux super-riches. Même pour les excursions, on pense au Resort afin d’éviter les mauvaises surprises. Passer du Tivat des riches, au Tivat des autres, ne présente pas d’obstacles visuels. Les barrières, les barbelés et les enceintes sont bannies. Ici, le service de sécurité est discret. Les deux « espaces » communiquent apparemment en parfaite harmonie.
« Je ne suis qu’au début de ma carrière, mais je sens qu’ici je peux évoluer et apprendre des normes de travail qui n’existent nulle part ailleurs au Monténégro. »
Pourtant, la barrière existe bel et bien. La valeur des 220 appartements de « l’ancienne génération » - tous vendus - est comprise entre 4 000 et 6 000€ le mètre carré, en fonction de l’emplacement, de la vue et des extras. La « nouvelle génération » d’appartements à l’intérieur de la Baia tournera autour de 6 000 et 8 000€ le mètre carré. Et pour la modique somme de 1 500€, on peut obtenir l’adhésion « Or » du club nautique, afin de profiter de services exclusifs. Pour accéder un seul jour à la piscine interne du club, il faut « à peine » débourser 45€. Tout ceci, en sachant que le salaire moyen dans le pays tourne autour de 400€. Diplômée en marketing et ancienne présentatrice télé, Kristina s’est lancée avec enthousiasme dans son nouveau travail, à 31 ans : « Le secteur du luxe m’a permis de travailler dans ma ville d’origine, mais dans un contexte réellement international. Je ne suis qu’au début de ma carrière, mais je sens qu’ici je peux évoluer et apprendre des normes de travail qui n’existent nulle part ailleurs au Monténégro. En même temps, je peux faire découvrir les destinations et les aspects les plus authentiques de mon pays à notre clientèle internationale. Porto Montenegro m’a aussi clairement permis d’acquérir un standard de vie résolument meilleur, étant donné que je peux maintenant me permettre de voyager partout dans le monde ». Si avec ses compétences et son ambition, Kristina a réussi à franchir la barrière à sa façon, combien sont-ils à rester sur le carreau ?
Nous garons la voiture électrique devant un gigantesque sous-marin. Village de pêcheurs, Tivat a été transformée en arsenal pour la production de navires de guerre pendant l’empire austro-hongrois, grâce à sa situation hyper-protégée, à l’intérieur de la baie. Sous l’égide de Tito, le village a maintenu sa vocation navale et militaire, accueillant la construction de la célèbre flotte yougoslave. En vertu des échanges de « bon voisinage » entre l'ancien maréchal et Kadhafi, tous deux à la tête de deux des pays dits « non-alignés », il arrivait que l’on trouve aussi les sous-marins libyens à Tivat. Ils étaient envoyés là-bas par Tripoli pour y être révisés.
Le bâtiment de l’ancien chantier a été transformé en musée, où Bojana informe en détail les touristes étrangers sur la qualité, les défauts et les légendes du chantier balkanique par excellence. Bojana est née à Kotor, mais sa famille est originaire de Nikšić. Elle poursuit des études universitaires et aime beaucoup son travail, même s’il est parfois répétitif. « C’est une bonne occasion de travailler et d’apprendre dans le détail l’histoire de mon pays, même si c’est seulement une petite partie. Je me suis passionnée pour le sujet et je cherche à en savoir toujours plus, sur les matériaux utilisés sur le chantier, sur les stratégies de guerre, les histoires des membres de l’équipage ». Lors de la visite de l’Heroes -le sous-marin qui a survécu au démantèlement post-socialiste- Bojana me parle de la dure vie des marins, serrés entre les moteurs, les lits de camp et les missiles. Il n’y avait qu’une seule « salle de bains » pour 28 hommes. « Il arrive que des membres d’équipage de sous-marins viennent ici. Ils partagent avec moi des détails de la vie en mer dans cette espèce d’alcôve funéraire. C'est fou d’imaginer qu’ils pouvaient vivre dans de telles conditions, et pourtant, pour eux, cela était tout à fait normal. Bien sûr, il y avait des avantages financiers, mais c’était surtout le fait que lorsqu’ils partaient en permission, la nation les considérait à vie comme des héros. Cela les rendait respectables aux yeux du peuple, et fascinants auprès des femmes ! » Après la claustrophobie du sous-marin, prendre l’air était devenu salutaire. Prochaine étape : le club nautique et ses 64m de piscine à l’infini.
Une vie de smoothies et de généreux pourboires
Nous ne sommes qu’à la fin du mois de mai. Peu de monde s'allonge au bord de la piscine, mais en été le club nautique fourmille de jeunes, de familles et de groupes d’amis. Il s’agit surtout d’étrangers et de quelques personnes aisées du Monténégro qui essayent de se montrer au sein de la jet-set internationale. Un serveur au sourire malin m’accueille avec une eau minérale naturelle, des raisins frais et un jeu de serviettes de couleur crème. « En été, nous devons aussi affronter douze heures de commande non-stop, à 40 degrés. Les smoothies de fruits frais sont la seule façon que nous avons de nous restaurer », m'explique Fedja en m'en offrant un aux framboises .
Fedja a 23 ans et travaille comme serveuse saisonnière au bar du club nautique depuis quatre ans. Pendant ce temps, elle a interrompu ses études de génie naval. « Le luxe est une bonne opportunité pour travailler et être bien payé. L’ambiance est calme et on peut également s’amuser ». En plus du salaire, il faut prendre en compte les généreux pourboires. « L’été dernier, le capitaine d’un navire de croisière de passage dans les bouches de Kotor est venu ici pour fêter son anniversaire avec une dizaine d’amis. Je les ai servis pendant huit heures, et à la fin de la journée le capitaine avait dépensé plus de 3 000€. Il m’en a laissé 500 de pourboire ». La saison touristique vient à peine de commencer. Pendant quatre mois, il faudra servir des cocktails, des bouteilles de Moët & Chandon, et trouver des solutions de dernière minute pour répondre aux demandes bizarres des clients. Fedja passe avec un cornet rempli de tranches de thon et d’avocat destiné au couple au bout de la piscine. « C’est bon, me susurre-t-il en passant à côté de moi, mais ils le vendent vraiment trop cher ». Même pour ceux qui comme Fedja ont un assez bon salaire, Porto Montenegro reste hors de prix.
« Je les ai servis pendant huit heures, et à la fin de la journée le capitaine avait dépensé plus de 3 000€. Il m’en a laissé 500 de pourboire »
Pour le tour de la baie, je me trouve entre les mains de Janko, un jeune homme polyvalent d’une vingtaine d’années. Il me fait prendre place sur les sièges du hors-bord, revêtis de cuir bleu électrique et cousus main. « J’adore conduire. Dès que j’en ai le temps, j’enfourche ma moto et je pars seul faire un tour dans les rues de Kotor.» Nous nous lançons sur cette embarcation à 170 000 € en direction de la petite île de Notre-Dame-du-Rocher qui abrite un ancien monastère orthodoxe. Une poignée de touristes japonais descendent d’un bateau de grande taille, la tête recouverte de chapeaux de paille à longs rebords, indispensable pour se protéger du soleil de plomb. Ils entrent dans la petite église, coordonnés comme dans une épreuve de natation synchronisée. Grâce aux trois cents chevaux de notre engin, nous atteignons en quelques minutes la partie opposée de la baie pour visiter une église catholique, sur une petite île vraisemblablement abandonnée.
« C'est un massacre »
Les orthodoxes et les catholiques ont vécu ensemble à cet endroit et ce, pendant des siècles. Mais ces derniers sont désormais très peu nombreux, et presque personne ne s’occupe du patrimoine qu’ils ont laissé derrière eux. Les yeux bleu acier de Janko s’obscurcissent face à un nouveau complexe de villas, créé en creusant la montagne. « C’est un massacre », lâche-t-il. La baie de Kotor risque de perdre sa reconnaissance au patrimoine mondial justement à cause des constructions abusives et de l’excès de l’exploitation touristique. Je me demande comment ce garçon né dans les bouches essaie de se lier à des familles aux comptes en banque à six chiffres. S’il préfère se retrouver parmi les extra riches ou parmi ses amis de longue date de Tivat. « Ces dernières années, j’ai rencontré quelques jeunes femmes, des filles des hôtes de l’hôtel Resort. Elles ne sont finalement pas si différentes des autres filles de mon âge. De toute façon, moi j’aime me trouver entre-deux. Je pense que le meilleur endroit pour moi, c’est ici ».
Avant de partir, je m’accorde une dernière baignade dans la piscine. Avec une attention particulière, un préposé installe des matelas sur les divans, et les cendriers sur les tables en marbre. Il ouvre les parasols, qui alternent avec de petits palmiers, aux pieds desquels sont plantés de la lavande, de la sauge et du romarin. « Lorsque les investisseurs sont arrivés, me confie-t-il, ils étaient pressés. Ils sont venus ici pour multiplier leur richesse, mais certainement pas la nôtre. Ils ont fait une rapide sélection et ont choisi ce qui était déjà prêt. Celui qui a pu entrer dans le cercle se trouve en bonne position, et a peut-être aussi un peu de succès. Celui qui n’y est pas arrivé est quant à lui resté tout à fait exclu. Et ici, peu de personnes étaient prêtes pour tout ça ». Le parfum des essences se répand le long du grand escalier de la piscine. C’est l’heure de plonger. Si le capital n’attend pas, c’est encore moins le cas des avions, des ennemis, ou des amours impatients.
Le gris des ombres annonçant la tempête s’étend sur mes dernières brasses. On dit que c’est le vent qui souffle de l’Angleterre qui l’apporte jusqu’ici. Rapides comme l’éclair, les serveurs alertes ferment les parasols et emportent les coussins, les serviettes et les verres, remplis de fruits baignant dans un fond de cocktail. Les casques jaunes des ouvriers ont disparu du chantier. Seules les grues restent. C’est le silence. Sur une mosaïque de bleu azur, des gouttes de pluie tombent lourdement sur la piscine, se mélangeant à l’eau chlorée dans un ballet de cercles concentriques. Mon séjour au sein du luxe de Tivat est sur le point de se terminer. Adieu le luxe, adieu les œufs Bénédicte, adieu à la dame qui tirait les rideaux avant que la nuit ne tombe. En me séchant, je pose mon regard sur la baleine, trophée d’une inaccessible richesse. Et je me demande combien de temps l’odyssée dorée de ce morceau du Monténégro pourra encore durer.
Translated from Odissea dorata: il Montenegro punta sull'extralusso