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Les Cantori de Bagheria : la Sicile, le folklore et les charrettes

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Elise Compagnon

BrunchSociété

Ils ont interprété les chants des charretiers dans le film de Giuseppe Tornatore, Baarìa. Ce sont les enfants, représentants et descendants des derniers charretiers siciliens. Ils se sont produits à Paris, en Belgique, en Algérie mais ils n’ont pas encore trouvé leur place en Sicile qui accueille pourtant dans chaque village, des spectacles et événements qui se voudraient « traditionnels ».

« Ce sont des représentations consternantes et kitsch, un peu comme les gondoles vénitiennes », dit Giovanni Di Salvo, 28 ans, charretier et étudiant en philosophie.

Ils sont cinq. Ils ont entre vingt deux et soixante douze ans, quatre d’entre eux sont de Bagheria (province Palerme, Sicile), le dernier de Palerme et ils sillonnent l’Europe interprétant les chansons des charretiers siciliens. Les chants reprennent la métrique poétique de l’octave sicilienne (huit hendécasyllabes à rythme alterné, l’un des plus anciens et nobles de la tradition littéraire). Les textes sont issus d’une tradition centenaire, formée avec le travail des hommes et les kilomètres parcourus. Ils sont Siciliens mais ils ne chantent pas dans leur terre natale : « Nous pourrions nous produire durant les fêtes patronales, mais tous les groupes folkloriques nous passent devant. Des conneries qui n’ont jamais existé. Leurs costumes, leurs charrettes, les chaussettes blanches et les pompons rouges ne représentent rien de sicilien. »

A la maison des Cultures du Monde, Paris.

« Tu ne peux pas chanter ces textes si tu ne viens pas d’une famille de charretiers »

Giovanni di Salvo ne mâche pas ses mots. Il a 28 ans, il est le leader des Cantori di Bagheria, invités du Festival de l’Imaginaire à Paris et parmi les derniers représentants d’une tradition musicale et culturelle qui n’a pas eu le même destin que le métier qui l’a engendré. « Les chants ‘a la carrittera’ (à la charretière) servaient à rythmer le travail tout comme les chants durant la pêche du thon (pour relever les madragues à l’unisson) ou dans les salines. Les nôtres, cependant, servaient aux charretiers à rester éveiller, en attendant de repartir d’un fondaco/fondouk (lieu de repos pour les hommes et les animaux, ndt) ou pour se tenir compagnie durant le voyage. »

Assis sur un banc du jardin de la Maison des Cultures du Monde, par un chaud après-midi d’avril, il me semble presque voir dans les mots de Giovanni les gestes et les labeurs de ses aïeuls. « Tu ne peux pas chanter ces textes si tu n’as pas vécu dans une famille de charretiers, dit-il tandis qu’il me raconte l’histoire de son grand-père, Domenico Lanza. Ce n’est pas la voix qui compte mais ‘a carenzia’ (la cadence), la capacité à ne pas chanter faux en alternant les notes hautes et basses. »

De gauche à droite : Eugenio Donato, Melchiorre di Salvo, Giorgio Provenzano, Giovanni di Salvo y Giuseppe Testa.

Une habilité qui ne s’apprend pas en lisant des partitions. Girolamo Garofalo, chercheur en ethnomusicologie à l’Université de Palerme, a déclaré à ce sujet que « à Bagheria beaucoup de jeunes continuent à pratiquer l’art du chant à la charretière, motivés par une grande affection pour un parent charretier ou poussés par le désir d’appartenance à un groupe. »A la fin de chaque octave, le charretier a l’habitude de s’adresser à ses compagnons avec un couplet de défi pour les inciter à poursuivre : « à table, comme dans le chant, le défi domine chaque aspect de la vie sociale des charretiers. C’est à qui mange le plus, qui réussit à boire plus que les autres, qui chante le mieux. » Et la main sur l’oreille ? « Il y a deux explications à cela, réplique Giovanni. Un, car cela sert à s’isoler du public, pour trouver l’intonation. Deux, car à une époque on s’appuyait sur la charrette pour chanter. Il y a des imposteurs qui mettent le poing fermé sur l’oreille, sans vraiment savoir pourquoi. »

La collaboration avec Pierre Vaiana et le coup de téléphone de Giuseppe Tornatore

Amour, trahison, évasion, indignation, jeunes filles en fleur épanouies trop rapidement. Les thèmes sont classiques mais l’interprétation laisse place à l’ironie et l’imagination. « Tu ne peux pas organiser une compétition entre charretiers en Sicile. J’ai essayé en 2001 avec Melchiorre Di Salvo (un membre du groupe), nous l’avions appelée ‘Lo scrusciu della voce’ (le bruit de la voix) mais si les charretiers ne gagnent pas, ils s’énervent et voient de l’injustice et de la supercherie partout. »

Le groupe qui s’est produit à Paris s’est formé aux cours des années, mais ce sont seulement une partie des chanteurs autour desquels tourne la vie musicale de Bagheria. Avec Giovanni, étaient présents Giuseppe Testa, 22 ans, Eugenio Donato, 30 ans, Melchiorre Di Salvo, 48 ans, Giorgio Provenzano, 72 ans. Celui qui a tout organisé c’est Pierre Vaiana, fils d’un émigré sicilien à Bruxelles, aujourd’hui saxophoniste confirmé. Vaiana a été le premier à les découvrir et à le faire voyager hors d’Italie, en 2006, durant les concerts du « Funduq » en Belgique, puis en Algérie en 2008 au Dima Jazz. En 2011, Vaiana est retourné en Sicile dans le but de former le groupe pour un spectacle à Paris.

« Les chants des charretiers ont survécu à la disparition du métier car ils servent au divertissement. Avec le boom économique des années 50/60, les anciens travailleurs ont conservés les chevaux et les charrettes, dans le but de continuer à chanter et à organiser des concours de traction chevaline, continue calmement Giovanni. Avant, c’était impensable de garder un cheval pour le sport sans le faire travailler ». Quelque chose a changé dans l’histoire et les traditions, mais la transmission de l’héritage demeure : « j’étais très lié à mon grand-père. Je l’ai entendu chanter une seule fois après qu’il soit sorti de l’hôpital. Je n’ai pas manqué de l’enregistrer afin d’avoir un souvenir de lui après sa mort. Après trois jours à écouter les cassettes, je chantais comme lui, j’ai mémorisé les chansons et appris ‘a carienza’ (la cadence) presque sans m’en rendre compte. »

La décoration des chars était laissée à la tradition familiale qui, jugez-en par vous même, pouvait être très trendy.

La continuation du travail des « constructeurs de charrettes » à Bagheria, dont les derniers représentants sont la famille Ducato, aide la tradition à subsister. Claude et Lou Flagel, mari et femme, responsables du label musical indépendant « Fonti musicali » à Bruxelles, qui ont produit le premier cd « Canzuna a la carrittera » en 2006, mettent aussi, à leur manière, leur pierre à l’édifice. Leur musique a été utilisée par Giuseppe Tornatore pour les chants des charretiers dans le film Baarìa. « Nous sommes allés en Tunisie pour tourner la scène de la procession, et j’ai aussi été figurant et doubleur », conclue Giovanni.

Mais les charretiers d’aujourd’hui, les vrais, eux ne tiennent pas à faire de la figuration.

Photo de couverture : © Jacopo Franchi ; texte : les charretiers durant le spectacle, © Pierre Vaiana ; photo d’une charrette sicilienne : © Giovanni Di Salvo. Vidéo : canti alla carrettiera de editorefalconetv/YouTube; scène du film Baarìa, falcorossonero/YouTube

Translated from I Cantori di Bagheria, dal film di Tornatore al Festival di Parigi