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L'enfer des médias de buzz

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J’ai toujours cru que les sites de buzz, avec leurs titres éloquents et leurs images choc, étaient stupides mais assez inoffensifs. Quel mal y a-t-il à cliquer ? C’était avant de devenir un écrou de cette machine sordide en tant que rédactrice.

Le jour où j’ai été embauchée en tant que rédactrice chez H., j’étais loin de m’imaginer que ce serait le début de l’expérience la plus intense et la plus malsaine qui m’ait été donnée de vivre jusqu’à présent. Je revenais de loin, je sortais enfin de deux ans de chômage intermittent. J’étais déterminée à faire mes preuves dans ce premier emploi, celui qui m’évitait une carrière de juriste alors que je voulais écrire.

Le clickbait, « pute à clics »

H. était un magazine en ligne qui tirait son financement du nombre de clics sur sa page. Et il connaissait un succès monstre. Les gens cliquaient. Grâce à la technique du CPC (coût par clic), les magazines de buzz peuvent gagner des sommes importantes grâce à la publicité affichée sur leur site : les annonceurs paient la publicité en fonction du nombre de personnes cliquant dessus. D’où l’intérêt de tout miser sur l’attractivité, au détriment du contenu. C’est le principe de la stratégie « putaclic », dont l’objectif est d’attiser la curiosité de l’internaute, quitte à le décevoir une fois le sacro-saint clic empoché. Pas de surprise : cliquer, c’est contribuer financièrement à la prospérité de ce système.

Dans notre cas, le but était de publier sur les réseaux sociaux exclusivement des titres et des images dont le potentiel « clic » était particulièrement élevé. Sur les pages du site, on évitait les excès de choc, afin de préserver une image à peu près décente auprès des annonceurs. Il y avait donc une combinaison titre/image pour les réseaux sociaux, et une autre, plus neutre, pour le site. L’article en soi importait peu. Après tout, sans les titres et images aguicheurs des réseaux sociaux, le nombre de visiteurs aurait été quasi nul. On pourrait penser que le pourcentage de clics a une dimension très subjective, mais il se trouve que le cerveau humain est éminemment prévisible. Pour un même titre, il y aura, à 1% près, et à quelques semaines d’intervalle, toujours le même pourcentage des quelque 1,7 millions de personnes abonnées à la page Facebook pour se laisser happer.

Le maître mot était donc « créativité ». Spoiler : les gens cliquent sur le gore, le cul, le choc, le caca, la violence, les accidents graves, les malformations, la mort, les animaux torturés, les maladies rares. À nous, rédactrices et rédacteurs, de suggérer le pire et sélectionner les images les plus choquantes. En prenant soin d’éliminer celles qui risquent d’être censurées par Facebook, car non, vraiment, c’est trop. Nous étions aux premières loges du morbide. La classe non ? Au cours des trois mois qu’a duré mon expérience chez H., je suis passée par plusieurs phases.

Phase 1 : la dédramatisation

J’ai d’abord décidé de prendre ce travail sur le ton de l’humour. Faire dans le gore, le sentimental, le cucul, l’étrange, ça peut être drôle. Je choisissais les articles les plus « innocents » possibles, et m’escrimais à trouver des titres choc. J’ai passé les premières semaines à écrire sur des enfants amoureux trop mignons, des artistes qui imitaient les photos de stars de façon cocasse, des gens qui déguisaient leurs bébés en sushi etc.

En dehors du travail, je ponctuais mes phrases par « Et là, c’est le drame ! » ou « Vous ne devinerez jamais ce qui s’est passé ensuite, HORRIBLE ! », ce qui faisait beaucoup rire mes amis. Je disais que j’étais « trashy content writer », pour donner un cachet hype à mon métier. Tous ceux qui n’avaient pas vu le site s’accordaient pour dire que ça avait l’air très amusant. Je laissais à mes collègues le sale travail des histoires violentes. Ma théorie était la suivante : « Si on boycotte toutes ce type d’histoire, les chefs seront peut-être obligés de changer de ligne éditoriale…» Mes collègues répondaient qu’ils allaient surtout changer de rédactrices. Elles n’avaient pas tort. Ça a donc été à mon tour d’écrire un article plus « choquant » que les autres. Le sujet : un petit garçon avec des jambes et des fesses qui lui sortaient par le ventre et grandissaient en même temps que lui : des restes de son frère siamois mort-né. Pendant les heures où j’ai travaillé sur cet article, j’ai dû sélectionner les images les plus susceptibles de choquer. À un moment, je suis sortie sur le balcon. Il faisait beau et chaud, les oiseaux piaillaient. J’ai vomi. Une fois publié, l’article a eu un quota de près de 20% de clics. Autrement dit un franc succès. « Bravo, tu as fait du bon travail ! », me félicita-t-on.

Phase 2 : la lutte

J’avais enfin décroché un job, j’étais rédactrice. Payée pour écrire, comme j’en avais toujours rêvé, je refusais de me laisser abattre. Et de toute façon, je n’avais pas le choix : il me fallait un travail. Pour compenser la bassesse des sujets que je devais traiter, j’écoutais Ella Fitzgerald. Je refaisais le monde sur Slack avec mes collègues, dont le job insupportait tout autant. On parlait de la façon dont on voulait changer le monde pour le mieux, ce qu’on voulait faire de notre vie « en vrai » et on riait, beaucoup, pour compenser le stress.

Dans un élan positif, je décidais d’utiliser l’audience dont jouissait ce site pour faire une différence positive dans la vie des gens : je terminais mes articles par des encouragements à lutter, à être heureux, à exploiter son propre potentiel. Je glissais des critiques sur la société de consommation, la bouffe industrielle, l’élevage intensif, l’obligation sociale pour les femmes de s’épiler, le capitalisme, le système scolaire actuel, le salariat sous sa forme classique, faisais de la « propagande homophile »… Bref, je voulais faire ma petite révolution, mais mes articles étaient systématiquement censurés avant publication : « Mais tu comprends, on ne peut pas critiquer la nourriture industrielle, car nos lecteurs en mangent. Ils risquent de se sentir offensés. »

Mes collègues me glissaient que mes intentions étaient vaines, que je risquais de perdre mon job à trop vouloir sortir du rang. Mais c’était plus fort que moi. C’était la seule chose qui m’aidait à supporter les images de brûlés vifs, de filles qui se font arracher le cuir chevelu. Des photos d’organes pleins de sang, la vidéo d’une jeune fille en train de hurler à l’agonie car sa mère lui rasait la tête de force, ou encore les histoires de bébés décapités, d’enfants violés qui s’auto-mutilaient.

Phase 3 : la honte

J’essayais de voir le côté positif. Mes collègues étaient des filles fabuleuses. Elles avaient le même état d’esprit que moi, positif, lucides quant aux problèmes d’une société qu’on espérait en pleine mutation, mais qui n’avaient trouvé que ça comme travail. Notre manager était toujours de bonne humeur. Elle nous assurait qu’elle aussi, au début, avait eu du mal. Que les premiers mois elle faisait des cauchemars toutes les nuits. Au bout d’un moment, ça passait. « C’est triste à dire, mais on devient insensible. » Elle ponctuait cette phrase d’un rire cristallin. Un jour, elle nous a convoqué pour une réunion de crise. La page ne marchait plus, les gens ne cliquaient plus. Nos postes étaient en jeu si on ne rectifiait pas rapidement le tir. Il fallait impérativement trouver de « meilleurs titres » et de « meilleures images ».

Terrifiées à l’idée de perdre notre travail, nous avons tout donné. J’ai commencé à réfléchir à des titres de plus en plus choc, je me creusais la tête, faisais marcher mes méninges. « On dirait une jolie jeune femme, mais regardez ce qu’elle a sur le ventre. HORRIBLE ! » Il s’agissait de vergetures. Je mettais des flèches rouges pour attirer l’attention sur des défauts physiques. NB : Toute photo d’un compte Facebook ouvert au public pouvait être utilisée pour illustrer les articles.

Jusqu’au jour où je suis allée encore plus loin. Refusant de plus en plus les histoires choquantes, j’en choisis une drôle. Une mère de famille nombreuse racontait avec humour les déboires de sa vie de femme au foyer. Malgré le manque de matière, il fallait impérativement un titre suffisamment « horrible » pour faire cliquer. Alors, j’ai écrit ça : « Cette petite fille pleure parce qu’elle a une sensation bizarre dans sa culotte. Quand vous verrez la raison…. ». Et de l’illustrer avec la photo d’une petite fille en train de pleurer trouvée sur le compte Facebook de la mère. J’ai senti un léger malaise en le rédigeant, mais j’ai décidé de ne pas m’appesantir dessus. Il fallait absolument que je publie cet article vite, j’étais en retard dans mon quota. Le titre a eu un taux fantastique de 24% de clics. Quand elle l’a vu, ma manager est venue m’expliquer gentiment qu’on ne pouvait pas publier ça, car ça suggérait la pédopornographie et qu’on ne voulait pas avoir le site associé à cela .

C’était donc ça le malaise que j’avais ressenti. Je venais de rédiger un titre à connotation pédopornographique. Alors j’ai eu un choc. C’était moi, ça ? C’était ça que j’étais en train de devenir ? J’étais en train de devenir un monstre. Le monstre H. était en train de me dévorer l’âme et son énergie négative me bouffait tellement, qu’il faisait ressortir le pire en moi. Après tout, je l’avais fait.

« J’essayais de voir le côté positif. Mes collègues étaient des filles fabuleuses. Elles avaient le même état d’esprit que moi, positif, lucides quant aux problèmes d’une société qu’on espérait en pleine mutation, mais qui n’avaient trouvé que ça comme travail. »

Phase 4 : l'envol

C’est à ce moment que la réalité m’a frappée de plein fouet : je me donnais l’illusion d’utiliser l’audience de ce site pour une bonne cause. C’étaient des conneries. Ce site était pourri jusqu’à la moelle. Il se servait des instincts humains les plus bas pour faire de l’argent et nourrissait dans les hommes la fascination pour la violence, la stupidité, le voyeurisme. Comme disait ma collègue, « Nous sommes la version actuelle du freak show ».

À partir de ce moment-là, le travail me devint tous les jours plus insupportable. Derrière mon sourire de parfaite petite employée, je piquais des crises existentielles, je voulais m’échapper en courant loin, tout plaquer, ne jamais revenir. Un vendredi, après une semaine à rédiger titre sur titre, mon désir de fuir s'est fait particulièrement puissant. Même les images « un peu » choquantes me retournaient l’estomac. Rien que l’action de réfléchir à un nouveau titre m’était insupportable. Je me sentais comme un dragon en cage. Pour la première fois de ma vie, je comprenais le désir de se saouler après le travail, pour oublier. Je dînais chez ma collègue, on a ouvert du vin et après deux verres, j’étais terrassée, je me suis endormie sur la table. Je ne me reconnaissais plus et surtout, je ne comprenais pas.

Le lendemain, je me réveillais avec la pire gueule de bois de ma vie et j’ai compris. Si je restais, ce travail allait me détruire complètement. Il fallait que je change, tout de suite. Je suis allée sur Internet et je suis tombée sur l’annonce d’un job qui correspondait exactement à mon profil, à 5 minutes de mon studio de yoga. Je ne crois pas au hasard. C’était clairement une main tendue. Encore embourbée dans l’alcool, j'ai rédigé ma lettre de motivation pour l’envoyer le lendemain. Sept jours plus tard, j'étais prise. En ce qui concerne mes collègues, quasiment toutes ont démissionné. Dans une autre équipe, une rédactrice s’est faite renvoyée, pour avoir refusé plusieurs fois de publier du contenu sexiste. Suite à ça, un procès a été intenté contre l’entreprise. Quant à l’avenir des médias de buzz en général, il n’en tient qu’aux lecteurs de ne plus cliquer.


Illustration : Bobby Watson