Le silence des gouvernements en dit long: 2ème partie
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Catherine CombesDana la seconde partie de notre entretien avec le spécialiste de la liberté d'expression Péter Molnár, celui-çi analyse certains développements dans ce domaine en Europe et dans le monde. Malgré certaines tendances inquiétantes en Europe Centrale, il voit en l'évolution globale vers un accès plus large à l'information un signe encourageant.
(Première partie de l'entretien ici )
Max Steuer: Tournons-nous à présent vers l'état de la liberté d'expression dans le monde. Vous avez édité un ouvrage sur La liberté d'expression et la censure dans le monde ( Free Speech and Censorship around the Globe ) , où vous étudiez plusieurs pays. Certaines de vos conclusions peuvent-elle être appliquées au monde entier?
Péter Molnár: Ce n'est pas simple de répondre à cette question, puisque ces différents cas d'études contribuent à peindre une image à la fois décourageante et positive. Cet ouvrage ne saurait offrir une étude complète, il est impossible de prendre en considération tous les pays ou toutes les régions du monde. Les chapitres généraux et ceux qui se concentrent sur des problèmes spécifiques à certains pays sont très divers. Les études de cas ne se limitent pas aux démocraties établies, comme on pourrait peut-être s'y attendre, mais ils se penchent au contraire sur des pays très divers et des problèmes variés, entre un chapitre sur les Philippines qui examine la sécurité des journalistes et un chapitre sur la Russie qui étudie la façon dont la Cour Suprême russe interprète l'idée d'une la liberté de la presse.
Une telle diversité de cas empêche-t-elle de tirer des conclusions générales sur l'état de la liberté d'expression dans le monde?
On peut, à partir des deux thèmes centraux du livre, l'accès à l'information et les réponses apportées aux discours de haine, dégager certaines conclusions générales. En ce qui concerne le premier, il semble que l'accès à l'information soit en train de devenir un aspect crucial des progrès de la liberté d'expression dans le monde. On le voit dans le chapitre consacré au droit à l'information en Amérique latine, qui a été un leader dans ce domaine, avec la décision Claude Reyes. Il y a eu des progrès observables dans ce domaine.
En ce qui concerne notre autre problématique, les discours de haine, je ne saurais parler de progrès clairement définis. Mais c'est peut-être un sujet plus complexe que l'accès à l'information, qui, même s'il comporte certains aspects sensibles, par exemple dans des cas exceptionnels où il faut protéger des secrets d'État, est dans l'ensemble plus simple en ce qui concerne les fondations théoriques et les politiques à mettre en oeuvre. En un mot, on peut tous convenir du fait qu'il faut plus de transparence, mais en ce qui concerne les discours de haine, la marche à suivre n'est jamais univoque. Certains arguments très convaincants promeuvent une régulation qui se fonde sur le contenu des paroles, surtout dans des contextes plus volatiles où un tel discours pourrait créer une situation dangereuse. En même temps, il est difficile de déterminer avec précision quel rôle le discours joue dans une telle situation; les paroles elles-mêmes ne sont pas forcément des éléments déterminants. Le plan d'action de Rabat, qu'analyse l'un des chapitres, tente de répondre à ces défis. Il a été mis au point par les Nations Unies, et cinq de ses six parties se concentrent sur le contexte du discours, avec une seule partie dédiée à l'analyse du contenu du discours, ce que j'apprécie. À mon avis, c'est l'intention qui fait problème et que l'on devrait analyser plus en profondeur. Des restrictions à la liberté d'expression dans certaines circonstances exceptionnelles peuvent être justifiables, non seulement dans le cas d'incitations volontaires à la haine et à la violence, mais aussi dans le cas d'incitations indirectes.[1]
Vous gardez espoir quant aux progrès de la liberté d'expression dans le monde, mais certaines analyses, par exemple la récente étude de la Freedom House, note un déclin de la liberté de la presse en Europe Centrale. Cela signifie-t-il, pour revenir à vos analyses, que la liberté d'information ne suffit pas à stimuler la liberté d'expression?
Malgré le scepticisme et le pessimisme que la situation de l'Europe Centrale peut inspirer, je crois encore au progrès, et j'en vois des signes. Je crois également que l'accès à l'information, un élément positif et un facteur de progrès, peut contrebalancer les tendances négatives.
Quel est le moteur de ces tendances, et quelle est leur véritable poids? Leurs arguments, pour n'en nommer que quelques uns, sont divers, de la peur de la liberté à des valeurs changeantes et à une interprétation différente de la démocratie dans les sociétés contemporaines.
En effet, les politiques qui se fondent sur la peur sont un facteur majeur, et elles sont en général néfastes, même quand les efforts pour limiter la liberté d'expression et l'accès à l'information sont motivés par la peur d'attaques terroristes et la volonté d'assurer la sécurité intérieure. Il existe aussi des politiques de manipulation, qui instrumentalisent la menace terroriste pour augmenter leur pouvoir de contrôle sur les citoyens.
Il s'agit donc de faire preuve de prudence face aux menaces terroristes, et de rappeler que la liberté d'expression et d'accès à l'information sont garants de notre sécurité. Restreindre ces libertés peut sembler être un choix avisé pour éviter le danger, mais le prix en est élevé: cela finit par nuire à notre sécurité, puisque, sans ces libertés, la société dans son ensemble est moins bien informée, moins à même de comprendre les enjeux, et de ce fait moins bien protégée.
Quelle est la situation en Europe Centrale, en comparaison avec le reste du monde?
Il y a des problèmes évidents en Europe Centrale; Miklós Haraszti les analyse dans son chapitre. J'espère que ce n'est qu'une situation temporaire et que les différents cas de figure présentés dans l'ouvrage donnent une image nuancée et diverse de ces sujets. Des progrès sont par exemple visibles au Kenya en matière d'accès à l'information; au Maroc, la situation est unique à la suite du Printemps arabe. Tout dépend du contexte, et le droit international s'efforce de rassembler les évolutions nationales et régionales en termes de politiques - bonnes ou mauvaises- et l'une des questions est de savoir si les efforts à l'international peuvent être efficaces et facteurs de progrès.
Vous parlez de droit international: les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sont très importantes, du moins pour les pays signataires de la Convention des droits de l'homme. Le 16 juin 2015, la Grande chambre de la CEDH a annoncé son jugement dans l'affaire Delfi v. Estonia, un jugement qui confirme essentiellement celui de 2014, que certains observateurs jugeaient comme un coup dur porté à la liberté d'expression en ligne. Deux des juges ont une perception négative de cette affaire, en particulier de la nécessité de contrôler ce que postent les utilisateurs et du seuil de régulation des contenus par les services d'information. Quel est selon vous l'impact de ce jugement quand aux standards de libre expression, en particulier au sein des États membres du Conseil de l'Europe?
En un mot, j'approuve ces voix discordantes,[2] et j'espère qu'elles convaincront la majorité de l'opinion publique européenne, même si elles ne sont soutenues que par une minorité au sein de cette institution.
C'est une affaire fascinante, elle reflète une attitude qui est celle de la grande majorité des approches nationales sur la régulation de la liberté d'expression. Cette attitude est de légiférer, souvent sur le contenu du discours plutôt que sur la capacité d'un discours de haine à entraîner des violences. Dans ce cas précis, c'est le fait que les régulations soient imposées aux acteurs en ligne sans qu'ils sachent quel contenu est acceptable ou non aux yeux des juges de Strasbourg qui rend la décision aussi dérangeante, ainsi que le fait que qu'ils ne pourraient répondre à ces critères que s'ils mettaient au point un système de surveillance qui constituerait une entrave démesurée à la liberté d'expression et qui ne serait ni justifiée ni utile.
Bien que la majorité qui a voté en faveur de cette mauvaise idée l'ait fait en tentant d'apporter une réponse à un problème réel, il faut y trouver une alternative, et offrir la possibilité de répondre, d'objecter aux commentaires haineux en ligne.
La situation la plus délicate à gérer est quand des commentaires incitent à des actes violents et ouvrent ainsi la porte à des situations dangereuses. Comment y remédier? La majorité de la Cour peut bien dire qu'ils "ont engagé la responsabilité de l'intermédiaire" parce que "des commentaires immédiatement dangereux sont inacceptables", mais je vois la solution sous un angle différent: c'est un système de préavis et de clôture de compte qu'il nous faut. Il faut compter sur les utilisateurs qui dénoncent les discours de haine. Avec certains de mes amis, j'ai récemment signalé une page Facebook qui appelait à agir contre les immigrants en Hongrie[3], et Facebook a décidé de supprimer la page. Cela illustre le fait que la réponse des intermédiaires doit être prompte lorsqu'ils sont avertis de l'existence de tels commentaires.
Je ne crois pas que rendre les parties intermédiaires responsables de contenus dont ils ne sont pas les auteurs et dont ils ignorent l'existence en l'absence d'un système de surveillance très strict qu'ils ne sauraient de toute façon pas mettre en place soit la solution.
En d'autres termes, il faut éviter un scénario orwellien et se concentrer sur les moyens d'encourager un discours contradictoire venant directement des utilisateurs d'internet.
Oui, en plus d'améliorer les procédures de préavis et de clôture, qui guarantissent la liberté d'expression tout en permettant exceptionnellement le contrôle de discours dangereux.
Merci pour tous ces commentaires.
Merci à vous.
[1] “Interview with Nadine Strossen”, dans The Content and Context of Hate Speech: Rethinking Regulation and Responses, ed. Michael Herz a Peter Molnar (Cambridge: Cambridge University Press, 2012), 378-398.
[2] Voix discordantes des juges Sajó and Tsotsoria. Delfi v. Estonia.
[3] Facebook avance de nombreuses raisons de signaler des contenus jugés déplacés, par exemple s'ils menacent des minorités ou constituent un discours d'incitation à la haine. Facebook indique que "même s'il n'y a pas de définition universellement acceptée de ce qu'est un discours de haine, notre plateforme considère que cela fait référence à toute attaque directe et grave envers une catégorie de la population, sur la base de la race, de l'ethnicité, de l'origine nationale, de la religion, du sexe, de l'orientation sexuelle, d'un handicap ou d'une maladie."
Translated from Governments Speak By Their Silence, Too: Part II