Le nouveau monde selon Jacob Banks
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À 26 ans, Jacob Banks a déjà eu une vie bien remplie. De la dépression aux sommets des charts britanniques, du Nigéria à Birmingham, du Brexit à Trump, l’artiste raconte les joies et les peines qui ont gouverné son parcours d’immigré et l’élaboration de son très bel album, The Boy Who Cried Freedom. Interview qui a du coffre.
Cafébabel : Sur Twitter, dans ta bio, tu te décrivais comme un « jeune connaisseur de jerk chicken » (poulet sauce jamaïcaine, ndlr). Tu peux nous expliquer ?
Jacob Banks : Je suis simplement vraiment fan de jerk chicken. J'adore vraiment ça, tout simplement. Surtout quand je voyage, j'essaie toujours de trouver les endroits les plus cools pour en manger, et je poste des commentaires et des avis dessus sur mon compte Instagram. Mais il y a assez peu d'endroits qui en font, parce que c'est vraiment un plat très ancré dans une culture spécifique. Quand j'étais en tournée, je crois que j'ai trouvé seulement 5 endroits qui en faisaient, et que j'ai bien aimés.
Cafébabel : Ton père est fermier et ta mère est infirmière. Ils ont décidé de quitter le Nigéria quand tu étais plus jeune pour s'installer à Birmingham. Comment s’est passée ton arrivée en Europe ?
Jacob Banks : Plutôt bien, mais je n'avais pas trop mon mot à dire. J'avais 13 ans quand ma mère a eu cette offre de job, elle ne pouvait pas vraiment dire non, et c'était logique pour elle de partir. Elle ne m'a pas vraiment demandé mon avis, on m'a juste dit qu'on allait déménager. Je n'y voyais pas trop d’inconvénients. Mais c'est assez dur de s'adapter à une nouvelle culture quand on a 13 ans : les ados vivaient tous leur vie, et on n'avait pas grand-chose en commun. C’était surtout compliqué au début, mais je me suis vite senti chez moi.
Cafébabel : Comment tout cela a-t-il influencé ta musique ?
Jacob Banks : Je pense que cette histoire a une influence sur ce que je choisis de dire dans mes textes. En revanche, je fais toujours en sorte de faire quelque chose qui plaise à ma mère, et qu'elle pourrait écouter. Du coup, j'essaie de limiter les conneries. Dans la culture avec laquelle j’ai grandi, on a toujours cette pression qui te pousse à rendre ta famille fière.
Cafébabel : Quelle est ta chanson la plus personnelle ?
Jacob Banks : Il y a une chanson sur un paradoxe de hippie. Je l’ai écrite après avoir vu un film : The perks of being a Wallflower (Le Monde de Charlie en VF). Je me suis tellement reconnu dans le personnage principal : un ado en souffrance qui s’adapte difficilement à un nouvel environnement. En fait, je crois que je voyais une partie de moi-même. C’était la première fois de ma vie où j’ai vraiment su que j’allais vers la dépression. Je faisais de la musique, je voulais changer de registre, parce que j’étais sur le même truc depuis deux ans, rien ne se passait, et je savais que je devais saisir ma chance. Alors j’ai écrit... Aujourd’hui, cette chanson, je l’écoute comme si ce n’était pas moi qui l’avais écrite. Cette chanson m’a sauvé. Et me voilà.
Cafébabel : Et te voilà en top des charts au Royaume-Uni et dans la nouvelle grande campagne d’Adidas. Le succès, ça fait quoi ?
Jacob Banks : En vrai ? La vérité c’est que...
Cafébabel : Tu t’en fous...
Jacob Banks : Voilà. (Rires) Non mais bon, je vais vous dire ce qui me fascine. Ce qui me fascine, c’est que peu importe le nombre de fois où j’ai joué, le nombre de chansons etc., j’ai toujours peur que les gens ne viennent pas me voir en concert. Je veux dire, Spotify c’est bien parce qu’on sait combien de gens écoutent, mais on ne sait s’ils aiment vraiment. Alors quand les gens choisissent de consacrer leur soirée, leur temps si précieux à mon concert, ça me fait quelque chose. C’est ton temps, tu ne le récupères pas, même l’argent tu peux le récupérer mais pas le temps. C’est ce qui me fait halluciner, le fait que les gens m’offrent leur temps.
Cafébabel : En tant qu’artiste, quelles sont les valeurs qui te guident ?
Jacob Banks : Les gens ont juste besoin de quelque chose auquel ils peuvent se sentir connectés. Et mon rôle, c'est d'assurer cette connexion. La vie est vraiment dure parfois, certains doivent avoir deux jobs pour vivre décemment, et les gens ont besoin de musique pour s'en échapper. J'ai l'impression d'avoir une position privilégiée, puisque je peux les aider à fuir leur quotidien. Si j'ai une chanson qui peut les faire sourire, ne serait-ce que 3 minutes ou 40 secondes, ça sera toujours quelque chose. Les gens achètent de la musique pour ça. Ils en ont besoin partout, elle les suit partout : dans le train, dans la voiture, quand ils sont déprimés, quand ils sont heureux, quand ils veulent danser, quand ils sortent en boîte… Partout. Et je veux simplement pouvoir contribuer à ça.
« En Europe, à la télé et dans les films, c'est la norme de l'homme blanc qui prédomine. Donc quand tu vois quelqu'un qui te ressemble en train de faire ce que tu rêves de faire, tu te mets à envisager de le faire sérieusement. »
Cafébabel : Tu avais 13 ans quand tu as quitté le Nigéria. Il t’arrive parfois d’imaginer ce qu’aurait pu être ton adolescence dans ton pays natal plutôt qu'en Angleterre ?
Jacob Banks : C’est compliqué. Je pense que j'aurais peut-être commencé la musique plus tôt si j'étais resté là-bas. J'ai commencé à en faire quand j'avais 20 ou 21 ans en Angleterre. Mais je pense que les pays africains encouragent beaucoup plus les gens à se lancer dans ces trucs-là. Même en venant du Nigéria, on aspire à faire les choses que les autres font. Mais dans l’un ou l’autre, quand tu as envie de te lancer dans une voie et que tu vois que beaucoup de gens qui ne sont pas si différents de toi y parviennent, tu te dis que c'est possible. Tu gardes l'idée au fond de toi sans vraiment tenter et puis tu te dis : « Je lui ressemble, je pourrais être à sa place, et lui, il l'a fait ». En Europe, à la télé et dans les films, c'est la norme de l'homme blanc qui prédomine. Donc quand tu vois quelqu'un qui te ressemble en train de faire ce que tu rêves de faire, tu te mets à envisager de le faire sérieusement. Tu t’interroges : « Et pourquoi je deviendrais pas acteur, ou médecin ? ». Les personnes de couleur sont souvent représentées dans les domaines comme le sport ou la musique, mais en Europe, je ne vois pas souvent de médecin qui me ressemble. Du coup, on se dirige naturellement vers les voies où on est le plus représenté.
Cafébabel : Pourtant tu as fais des études d'ingénieur. Pourquoi avoir fait le choix de poursuivre une carrière artistique ?
Jacob Banks : Mes parents n'ont pas décidé à ma place, je pense que j'ai choisi cette voie parce que comme tout le monde, j'avais envie de les rendre fiers. Et j'ai dû penser que si je devenais ingénieur, j'aurai sûrement leur approbation. J'ai passé la majeure partie de ma vie à faire ce que je pensais que les gens attendaient de moi, plutôt qu'à faire ce que je voulais vraiment faire. Mais au final, j'ai compris que personne n'attendait rien de moi, et que je me mettais juste la pression tout seul.
Je crois que si j'ai choisi la voie du génie civil, c'est parce que j'aimais l'idée de pouvoir construire des choses, être entier et franc dans mon attitude, de ne pas devoir toujours prendre des pincettes ni être subtil avec les gens. Je me suis basé sur l'image que j'avais de ce métier, mais au final ce n'était vraiment pas un truc pour moi. J'ai fini la formation mais ça ne me représentait vraiment pas, ce n'était pas moi.
Cafébabel : En tant que citoyen anglais de 26 ans, tu fais partie d'une génération qu’on dit « sacrifiée », celle qui subit la crise de plein fouet. La situation actuelle te révolte-t-elle ?
Jacob Banks : Il y a pas mal de trucs qui me révoltent… En fait, tout me révolte. Parce que je me dis que tout pourrait aller tellement mieux, qu'on pourrait faire tellement plus d'efforts. Mais j'essaie de voir le positif, je pense qu'il faut laisser venir les choses. Parce que pour moi, ce qui nous définit en tant qu'êtres humains et ce qui est beau, c'est le fait de savoir qu'au cours de notre vie, on ressentira toutes les émotions possibles : l'amour, la douleur, la colère, la faim… Et je pense qu'il faut se laisser ressentir tout ça. Quand des moments comme le Brexit ou Donald Trump surviennent, il faut garder en tête que ce n'est pas permanent, que nous ne sommes pas définis par ces situations. Ce ne sont juste que de sales moments que l'on doit traverser, mais ce n'est pas grave. On ne peut pas s'attendre à être heureux 24/24, ni à être triste 24/24.
Cafébabel : Posséder deux cultures - européenne et africaine – est-ce une opportunité de percevoir le monde différemment des autres ?
Jacob Banks : Mouais, c'est très relatif. Peu importe d'où tu viens, il y a toujours quelqu'un qui donnerait tout pour être à ta place. Et je pense que là où j'ai de la chance, c'est que je peux voir les deux côtés des choses, et m'identifier à mes deux origines.
Mon problème avec Trump, par exemple, c'est que s'il veut faire le con, qu'il le fasse, c'est son problème. Mais quand on élève un enfant en lui apprenant à être poli et à parler gentiment aux gens, et que le président de la première puissance du monde fait tout le contraire, ça n'aide personne. Chacun peut faire ce qu'il veut, mais au moins, il faut avoir la décence d'être une personne agréable. Il y a eu des présidents vraiment mauvais, George W. Bush était un très mauvais président, mais personne ne l'a jamais qualifié de suprématiste. Tu peux être un mauvais président, mais ce n'est pas une raison pour te comporter comme un con. C'est la différence. Aie juste la décence d'être une personne agréable, parce que chacun mérite le respect.
« Tout ce qui s’est passé nous a fait prendre conscience des choses. Je n’aurais jamais pensé que je serais autant intéressée par la politique. J’observe la même chose chez mes amis, tout le monde est désormais au courant de tout. Tout le monde s’implique. »
Cafébabel : Comment as-tu vécu le Brexit ?
Jacob Banks : Mon problème avec le Brexit, c'est la façon dont tout cela s'est passé : la propagande selon laquelle les immigrés prenaient le jobs des gens, etc. On pourrait avoir un bon débat avec des arguments économiques qui montrent qu'on devrait quitter l'Europe, mais le fait de donner de fausses informations aux gens, c'est insultant, c'est douter de leur intelligence. Le Royaume-Uni fait entrer 300 000 migrants par an sur son territoire, et ça ne représente que 0,3% de la population. Mais à côté de ça, chaque année, ils laissent des milliers de gens faire le voyage, seuls, jusqu'en Espagne ou en Italie. En fait, leur principe, c'est juste d'espérer que les gens ne sauront rien de plus sur le sujet, rien de plus que ce qu'ils leur font croire. Et je trouve ça insultant pour eux. Ce sont ces petits détails qui me dérangent, comme le fait que les gens ne soient pas agréables. Si tu veux faire un débat sur le Brexit, ok, mais faisons-le à la loyale. Parle-moi d'économie, parle-moi de sujets vraiment importants, mais n'utilise pas la peur contre ceux qui en savent moins.
Et c'est exactement ce que Trump a fait : il a utilisé les gens qui en savaient le moins, qui vivent dans les campagnes américaines profondes, et n'ont pas l'opportunité de voir des villes comme New York ou Los Angeles. Ils n'ont jamais l'occasion de découvrir des cultures multiples. Ils ne connaissent que ce qu'ils voient aux informations, et ils le croient, comme n'importe qui. Qui ne le ferait pas ? On fait plus ou moins la même chose, mais on a le privilège d'avoir un plus grand spectre d'informations, et donc de pouvoir choisir qui croire. Mais eux ne sont pas dans cette situation : les journaux et la télévision leur disent « Voilà ce qu'il s'est passé », c'est tout ce qu'on leur dit, et ils le croient. Trump insulte leur intelligence juste parce qu'ils en savent moins que lui. Voilà les problèmes que me posent ces sujets. Mais le fait d'avoir une origine autre qu'anglaise ou européenne me permet de discerner ce qui est vraiment important parmi tout ça : être sympa avec les gens. On peut toujours faire un débat, mais de façon agréable. Ça ne doit pas forcément finir par des insultes ou des coups.
Cafébabel : En qui places-tu une forme d’espoir ? Qui sont les opposés de Donald Trump, Boris Jonhson ou Nigel Farage ?
Jacob Banks : Les gens comme vous et moi, ceux qu’on croise dans la rue chaque jour. Mes amis, ma famille, les mamans… Nous sommes tellement merveilleux. Nous sommes tellement mieux que ce pour quoi ils nous prennent. Nous accomplissons de si belles choses, et les gens sont bienveillants, les uns envers les autres. La seule chose de positive que je retiens de l'élection de Trump, c'est le mouvement que cela a créé. Regardez à quel point il a su rassembler les gens ! Que tu sois noir, latino, femme, musulmans… Nous devons mettre nos différences de côté, parce que ce type nous déteste tous. Et c’est la première fois qu’on voit autant de gens se prendre par la main pour dire « Non, qu’il aille se faire foutre ». Et ça, c’est ce qui m’inspire. Tous ces gens qui se rassemblent. Je me rappelle quand il y a eu le vote du Brexit, l’élection de Trump, j’ai répondu à une question en interview, si l’extrême droite en France allait remporter les élections présidentielles. J’ai répondu : « C’est hors de question que nous laissions ça arriver encore une fois. Nous avons tiré les leçons de cette erreur. L’amour triomphera. » Mais parfois, l’amour doit perdre, pour que les gens réalisent sa valeur. Voilà ce qui m’inspire.
Cafébabel : Peut-être que notre génération attend trop de ces responsables politiques ?
Jacob Banks : Oui, mais tout ce qui s’est passé nous a fait prendre conscience des choses. Je n’aurais jamais pensé il y a deux ans, que je serais autant intéressée par la politique. J’observe la même chose chez mes amis, tout le monde est désormais au courant de tout, tout le monde s’implique. Tout le monde veut apporter quelque chose, parler pour soi-même.
Cafébabel : Quelle est ta définition de la jeunesse ?
Jacob Banks : J’étais chez une amie à moi il y a quelques jours, à Singapour. Elle est beaucoup plus âgée que moi, elle a plus de 50 ans mais on ne le devinerait jamais. Parce qu’elle est jeune. C’est ça, la jeunesse. La jeunesse n’est pas définie par l’âge, le temps ou la langue, c’est une énergie. Et je pense que c’est étroitement relié à la beauté. La beauté à travers les yeux d’un enfant... c’est une échappatoire à toutes les sales histoires. Je pense que c’est ça la jeunesse, c’est l’énergie dont on a besoin pour se protéger et garder le sourire.
Cafébabel : Bon c’est la Coupe du monde. Tu supportes l’Angleterre mais sur Internet, on dirait que tu n’as d’yeux que pour un joueur : Cristiano Ronaldo. Pourquoi ?
Jacob Banks : Meeeec. C’est juste un tueur ! C’est un des meilleurs joueurs du monde, point. C’est fou parce que c’est toujours un sujet de débat. Dans le football d’aujourd’hui, il y a deux joueurs qui s’affrontent à distance comme dans une série animée : il y a Messi, et il y a Ronaldo. Tout le monde choisit Messi parce que c’est le gentil : un joueur incroyablement doué qui peut tout faire. C’est le talent. Moi, je choisis Ronaldo parce que c’est un spécimen : c’est le travail acharné, la preuve qu’on a rien sans rien. Ça dit peut-être quelque chose de moi aussi...