Le multiculturalisme comme fondement de l’identité européenne
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Mme Kastoryano, chargée de recherche au CNRS, a dirigé un ouvrage intitulé « Quelle identité pour l'Europe ? Le multiculturalisme à l'épreuve ». Le texte suivant est un résumé de l’exposé intitulé « « Identité culturelle dans l’Europe élargie Le multiculturalisme peut-il être le fondement de l’identité européenne ?
», donné dans le cadre du groupe de travail animé par les Jeunes européens à l’Ecole Normale Supérieure le 25 janvier 2003. Résumé qu’elle a bien voulu relire.
Le débat sur l’identité européenne n’est apparu que très récemment dans la sphère européenne. Ainsi, c’est autour de la question de l’adhésion de la Turquie que les premières questions ont surgi : l’Europe est-elle une simple machine économique ou un projet politique ? Est-ce une réalité historique ou géographique, une pensée philosophique… ? L’Europe a dès lors besoin de se définir et donc de définir ses frontières. Même en présentant son histoire comme unifiée, un problème central demeure : au niveau de la communauté nationale, comment choisir entre la souveraineté des Etats et celle de la communauté ? Comment construire une identité européenne sur la base des différences culturelles nationales ? Comment opérer ce découplage entre identité nationale et identité européenne et faire en sorte que les individus ressentent cette dernière ?
Le multiculturalisme pourrait apporter une réponse à ces questions et déboucher sur une construction politique, dans laquelle chacun des Etats serait à égalité.
Le multiculturalisme dans l’Etat nation
Qu’est ce que le multiculturalisme ? Cette notion fait son chemin dans les années 60 au Canada puis aux Etats Unis, où elle trouve son affirmation politique dans le principe de l’ « affirmative action », de la discrimination positive. C’est donc avant tout un fait social, avant d’être reconnu comme une théorie de l’identité européenne possible.
Le multiculturalisme est l’expression politique de minorités dans le cadre de l’Etat-nation. Or, par essence, ce dernier tend vers l’unité culturelle, territoriale, linguistique voir même religieuse. Par conséquent, certaines craintes apparaissent rapidement : est-ce la fin de l’unité nationale ? Le début des affrontements identitaires ? La fin de la recherche de l’intérêt général ?
En Europe, le multiculturalisme est expérimenté différemment en fonction des pays. En Espagne, en Belgique et en Suisse il est territorialement défini comme au Canada (Québec) et reconnu par les institutions. En France, cependant, lorsque se développent des politiques différenciées (ZEP, ZUP) du type de l’affirmative action (mais sous le masque social), il y a toujours un certain rejet de la reconnaissance des différences et c’est l’intérêt général, l’unité républicaine qui prime.
Il y a donc différents modèles nationaux et de la citoyenneté au niveau européen. D’où la nécessité de les redéfinir, pour les rassembler.
Projet politique européen et identité
L’unité politique de l’Europe nécessite la construction d’un modèle de société qui concilie la pluralité des cultures nationales. Il faut donc rechercher une culture politique européenne commune à toutes les nations, compatible avec leurs histoires, leurs traditions et leurs valeurs. La tâche principale de l’Europe devient alors la gestion de ces cultures politiques dans le cadre d’une démocratie universelle.
Dans ce cadre, le modèle de construction de l’Etat nation peut-il être appliqué à la construction européenne ?
On constate en effet, que les institutions européennes, d’essence supranationale, existent et ont développé un système politico-bureaucratique; Elle ont déjà introduit un espace normatif supranational, indépendant du droit international, et qui s’impose aux états ; on compte aussi de nombreuses tentatives de mise en place d’un agenda politique rapprochant les états dans plusieurs domaines (culture, éducation…), afin de conduire à une certaine harmonisation de l’espace européen, et des initiatives pour créer un esprit européen. Cet espace politique européen se concrétise à travers sa construction juridique (libre circulation, codécision, coopération entre états), mais également au travers des conventions communes des Etats membres sur des thèmes tels que l’immigration, l’espace politique, la reconnaissance culturelle…
Mais l’Europe est elle pour autant une nation ? Non, et elle ne se revendique d’ailleurs pas comme telle. Il n’y a pas d’ancrage affectif, ni tradition historique qui la relie à ses populations même si le débat évolue avec la rédaction de la Charte des droits fondamentaux et le débat autour de la Convention et les efforts d’élaboration d’une Constitution européenne.
Une culture civique européenne conduisant à un « nous » européen
Malgré les politiques mises en œuvre, le supranationalisme n’est pas suffisant pour créer un espace public européen. Manquent toujours l’idée de peuple, la conscience collective assurant la loyauté. Manque surtout cruellement une citoyenneté européenne qui soit le véritable moteur de cet espace public. Si l’espace public existe symboliquement au travers des institutions, il est essentiellement l’œuvre d’une élite. Il lui manque une composante populaire qui ferait de cet espace un véritable lieu de participation et de représentation politique.
Néanmoins, il existe un embryon de coopération entre sociétés au niveau transnational. C’est une proto-société civile européenne, qui se sert de l’espace européen comme espace de communication : les lobbies, les Etats, les populations immigrées… Ces groupes s’insèrent dans une identité molle. Même en l’absence de démarche volontariste, ce début d’engagement au niveau européen peut conduire au développement d’une citoyenneté européenne.
Légalement, celle-ci existe depuis Maastricht. Toutefois, l’engagement dans un projet politique exige que l’individu devienne un citoyen qui agisse et qui se situe au delà de la citoyenneté légale…
Peut on parler d’un multiculturalisme européen se dessinant en dehors des états nations? Pour l’instant, les états restent la force structurante de l’Europe et en constituent toujours les limites fondamentales. Il est possible de dépasser ces modèles étatiques en adoptant un modèle pluraliste fondé sur une constitution (ce qu’Habermas appelle le patriotisme constitutionnel) et basé sur la reconnaissance des différentes cultures. Il faut définir une culture civique européenne dans le respect des différentes identités conduisant à un « nous » européen !
Faute d’être basée sur une culture civique commune, la construction européenne risque de se fonder sur des considérations ethno-religieuses ou historiques, pire encore sur une culture de l’exclusion.
Le multiculturalisme pourrait permettre de dépasser les différences nationales, au niveau de Bruxelles, comme le suggère les idées fédérales ou confédérales. Mais contrairement à la thèse fédérale, qui se base sur l’existence d’un peuple, le multiculturalisme va dans le sens inverse : il part du multiple pour aller vers l’identification d’une nouvelle entité, basée sur la reconnaissance de ses diversités.
Reste un risque : le multiculturalisme ne risque-t-il pas de particulariser encore plus fortement les identités nationales au détriment de l’intérêt commun ? N’est-ce pas là aussi le paradoxe de la démocratie ?