Le conte de « Bruxelles la forteresse »
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emilie rofasCertains essaient de rendre Bruxelles responsable de la fermeture des frontières extérieures. Pour ne pas affronter les vraies difficultés liées à l’immigration, et pour que nos sociétés n’aient pas à se regarder en face.
S’il y a bien une chose qui m’agace, c’est la bêtise. Je comprends très bien que le débat sur l’immigration soit un des débats les plus complexes auxquels sont confrontés nos riches sociétés d’Europe occidentale. Cela ne signifie pas qu’il faille y faire face sans dignité ni discernement. Sa complexité vient du simple fait qu’il nous amène à nous poser la question de notre relation avec l’autre. Nous sommes parvenus à organiser notre vie tous ensemble sur le mode du dialogue et de la démocratie, dans un cadre étatique, et aujourd’hui plus que jamais, nous essayons de faire de même au niveau du continent, de l’Europe toute entière, en suivant un modèle plus flexible et plus original. Mais l’étranger, celui qui est différent, l’immigrant, n’est pas prévu dans ce modèle. Pour cette raison, il fausse tous nos calculs, il nous complique la vie, il nous impose une alternative : soit nous repensons le modèle et cherchons une solution collective, soit nous excluons l’alien. Evidemment, la première solution est extrêmement compliquée et impliquerait, pour beaucoup, de devoir changer un modèle qui fonctionne au nom d’un certain altruisme gratuit. La seconde est plus sensée, mais elle a pour inconvénient d’être contraire aux principes fondateurs de la démocratie : la solidarité et la liberté… Une telle hypocrisie, c’est toujours un peu gênant, non ?
Schengen : s’endormir immigrant et ne plus l’être au matin
La première proposition, repenser le modèle, est en partie possible. L’Union européenne est en soi une reconsidération du modèle national d’Etat qui a conduit, tout naturellement, à la libre circulation des personnes au sein de l’Union. Auparavant, un Espagnol ou un Portugais en France étaient des immigrants. Plus aujourd’hui : ils n’ont plus besoin de sortir un quelconque visa ou passeport quand on les arrête dans la rue ; ils n’ont besoin de l’autorisation de personne pour être à Paris. Ce ne sont pas des immigrants, et ce grâce au système de Schengen. Il en sera de même avec les dix nouveaux pays membres d’Europe de l’Est : aujourd’hui, un Polonais en Espagne est un immigrant, mais ce ne sera plus le cas demain. Et plus tard, ce sera pareil pour les Balkans quand ils entreront dans l’Union, cela ne fait aucun doute. Ainsi, avant de critiquer les accords de Schengen, il faut se rappeler ses réussites. Ceux qui passent leur temps à dire que l’UE n’est rien d’autre qu’une union économique de type libéral sont ceux-là mêmes qui affirment que l’Union ne vise qu’à fermer ses portes aux immigrants du tiers monde et que Schengen est un nouveau mur de la honte.
Cette affirmation n’est pas complètement fausse, même si elle est à nuancer. Lors du sommet de Thessalonique, on a pu constater que Tony Blair n’avait pas réussi, fort heureusement, à faire approuver par ses collègues son projet sur les « centres de transit », supposés être mis en place loin des frontières de l’Union et dans lesquels les personnes ayant demandé l’asile attendraient une réponse à leur demande. Cette proposition, critiquée par la majorité des défenseurs des droits de l’homme et probablement contraire à la Convention de Genève, aurait constitué la véritable solution répressive que beaucoup critiquent. Mais l’Europe a dit non. L’Europe croit encore aux droits de l’homme (ouf !), y compris ceux des étrangers.
Ensuite, les décisions ne dépendent pas entièrement de « Bruxelles ». Pour l’instant, et tant que les choses ne changeront pas, la plupart des questions relatives à l’immigration en Europe dépendent de ce que l’on appelle le « second pilier » ou conseil « Justice et Affaires Intérieures » (JAI). Cela signifie que les Etats possèdent un pouvoir de décision spécifique et que celui de la Commission est plus limité que dans les autres domaines. Ceci explique, justement, que Blair ait pu venir proposer un projet, alors que dans le fonctionnement « normal » de la Communauté européenne, seule la Commission détient un tel droit. Tout ceci implique que les Etats vont peu à peu accepter que la Commission puisse s’occuper de tel ou tel secteur. Pour l’instant par exemple, Antonio Vitorino, commissaire chargé de la Justice et des Affaires Intérieures, a la possibilité de proposer la création d’une surveillance commune des frontières extérieures de l’Union, mais il a les mains plus ou moins liées en matière d’intégration ou de garantie des droits des immigrants.
Pourtant, ces derniers mois, il est parvenu à faire adopter deux directives importantes : l’une concernant le regroupement familial, l’autre concernant le statut des résidents étrangers de longue durée. N’allez pas vous imaginer qu’existe à Bruxelles un groupe de personnes mal intentionnées dont l’unique préoccupation est d’empêcher les Maures d’entrer dans l’Union (car comme chacun sait, les Maures ont la peste). Non. Il y a des personnes compétentes, assez conscientes des problèmes posés par l’immigration, mais qui ne peuvent faire que ce qu’on leur permet de faire. Bruxelles ne peut pas dire que les frontières avec les pays arabes sont en train de s’ouvrir, ni quoi que ce soit du même genre. Et elle ne peut pas non plus décider de les fermer définitivement.
L’Europe est pleine. Du moins, c’est ce que beaucoup croient...
De fait, ce qu’essaie de faire Vitorino, c’est de garder son sang froid et de souligner l’importance des garanties de protection des droits de l’homme et du rôle de l’immigration dans les progrès de l’économie européenne et dans les système de protection sociale. Ou encore d'affirmer la nécessité de garantir un certain niveau d’intégration culturelle et sociale des immigrants et de leurs enfants. Tout ceci bien sûr dans un contexte qui favorise la solution répressive (l’après 11 Septembre, la psychose du terrorisme islamiste...). N’oublions pas que l’Italie est gouvernée par la coalition de trois partis : la Ligue du Nord, parti du nord riche et raciste, et plus seulement vis-à-vis des étrangers mais aussi des italiens du sud ; l’Alliance Nationale, parti post-fasciste (sans commentaire) et Forza Italia - un parti ? Non, pas un parti non, évidemment ! - disons plutôt la propriété privée d’un homme qui considère que la civilisation occidentale est « supérieure » à la civilisation musulmane.
N’oublions pas qu’en l’an 2000 en Espagne, les électeurs ont préféré donner la majorité absolue à un parti dont la campagne défendait une ligne dure contre l’immigration plutôt qu’à un parti qui demandait plus de flexibilité et de respect. N’oublions pas qu’il y a un an, le 21 avril, les électeurs français ont donné plus de voix au candidat fasciste, homophobe et raciste qu’au premier ministre socialiste et qu’aujourd’hui, dans cette même France, le politicien le plus populaire est incontestablement le ministre de l’Intérieur, défenseur lui aussi d’une action politique « ferme ». N'oublions pas qu’en Angleterre, chose inédite, le Parti National Britannique, parti raciste, progresse à chaque élection, ce qui explique en partie l’attitude du gouvernement travailliste. N'oublions pas qu’il y a un plus d’un an en Hollande, patrie de la tolérance, un type qui déclarait « la Hollande est pleine » fut le grand vainqueur posthume des élections. N'oublions pas ce qui s’est passé au Danemark, en Autriche…
Dans un tel contexte national et dans un secteur où « Bruxelles » a les mains liées, certains veulent encore nous faire croire que c’est la Commission, cette entité technocrate, qui ferme la porte aux immigrants? Mais bon sang, assez avec ces bêtises ! Si quelqu’un ferme la porte, ce sont tout simplement les électeurs ! Et c’est un révélateur d’un problème d’un tout autre ordre, qui concerne nos riches sociétés et l’éducation, le sens de la tolérance et de la solidarité qu’on peut y trouver...ou pas.
Translated from El cuento de “Bruselas” y la fortaleza.