L'autre Bruxelles : voyage au sein des éco-rêves de ses artistes
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Jessica Devergnies-WastraeteTout le monde ne le sait pas, mais il existe une autre Bruxelles. Au travers de leurs œuvres, un dessinateur de bandes-dessinées, un architecte visionnaire et un artiste/éditeur nous expliquent comment et pourquoi ils rêvent une ville différente. Reportage.
Il existe une Bruxelles différente de celle que n'importe quel quidam peut visiter. Elle est plus verte, plus romantique plus humaine : c’est celle qui bourgeonne dans l’imagination et dans les dessins de ceux qui ont appris à l’aimer comme elle est, avec ses contradictions, sa course effrénée contre des chantiers illogiques et sa cohabitation « forcée » entre les deux âmes de l'Europe : la latine et la germanique. Par exemple, est-ce que vous avez jamais entendu parler de Brüsel?
Brüsel : l’âme noire de Bruxelles
« Une ville vendue depuis un siècle et demi à l’appétit des politiciens et de leurs sponsors ». Voici les premiers mots de « Brüsel », bande-dessinée culte ici en Belgique. François Schuiten et Benoît Peeters ont scénarisé et illustré une véritable ville parallèle étouffée par le phénomène de la bruxellisation, qui s’inspire du nom de la capitale européenne. C’est l’histoire d’un fleuriste persuadé que le progrès résidera dans la « dea plastica », solution à la dégradation organique. Autour de lui, la ville entière est victime d’un projet de déshumanisation systématique, œuvre d’un homme d’affaire mégalomane. Il n’est pas difficile de reconnaître toutes les transformations que Bruxelles a vécues dans la réalité. Cela va des folies du maire Anspach, obsédé par la Paris « haussmannienne », qui a commandé à l'architecte Léon Suys le voûtement de la Senne – un fleuve désormais fantôme qui traverse la ville – à l’inquiétant projet de jonction ferroviaire nord-sud – qui a défiguré le centre-ville en le dépeuplant – jusqu’au cercle vicieux destruction/reconstruction qui a anéanti le patrimoine architectural de la capitale. Bien plus qu’une bande-dessinée, ce pamphlet antilibéral montre les plaies encore ouvertes d’une ville écrasée par le progrès, le fer et le ciment. Et après l’avoir lu, on comprend pourquoi être appelé « Architecte ! » en Belgique est une des pires insultes que l’on puisse imaginer. Heureusement, moi, j’en ai rencontré un quelque peu particulier.
Luc Schuiten: de l’imagination à la possibilité
C’est le frère de François, Luc Schuiten. Tête de savant fou et sourire doux, rassurant, c’est un architecte visionnaire qui, depuis des années, dessine et croit en une autre Bruxelles, complètement éco-durable. Il me reçoit dans sa maison/studio, une sorte de paradis terrestre où il est même possible de tomber sur un chêne dans la salle de séjour. « La différence entre la BD de mon frère et mon travail, m’explique-t-il, c’est qu’il essaye de raconter une histoire, tandis que moi, je ne suis pas intéressé par la fiction mais bien par le fait de concevoir un autre possible. Mon travail n’est pas un rêve, mais la construction d’un concept qui peut devenir réalité, si on le souhaite. C’est ce qu’ont fait les Américains en envoyant une fusée sur la Lune. Ils avaient une idée et ils ont tout fait pour la réaliser. Mon projet est moins irréalisable que de marcher sur la Lune, mais personne ne veut investir. Mon monde "naturel" ne plaît pas à ceux qui gouvernent ».
Luc n’aime pas notre monde. « Il est fondé sur une croissance continue, explique-t-il, ce qui est impensable considérant le fait que nos ressources sont limitées. Nos systèmes d’accélération sans limites nous mèneront à la catastrophe ». A l’inverse, sa vision est une vision positive, celle d’une « ville de la lumière » qui s’oppose à Brüsel, la ville obscure. « Un monde sans pétrole, sans industries et sans le pouvoir de l’argent est un monde plus beau ». Mais tout laisse penser que personne n’en veut. « Je travaille avec le vivant comme matériau de construction. Il est mille fois plus fonctionnel et résistant que les matériaux industriels. Malheureusement, la technique s’est seulement développée pour les besoins militaires : même les machines à coudre ont été inventées parce que les militaires en avaient besoin. Les grands progrès de l’humanité ont été réalisés pour attaquer le pays voisin et non pour améliorer la planète. Cela n’intéresse pas les dirigeants ». Bien que selon Luc, il ne resterait plus au monde que 70 années à vivre, « les politiciens continuent à imaginer une ville en croissance perpétuelle : travailler plus pour produire plus pour consommer plus. Bruxelles est victime de politiciens qui ont des préoccupations court-termistes… L’important est de résoudre de petits problèmes, ou même seulement de former un gouvernement ! Personne ne veut investir pour un monde plus humain ».
L'héritage de 1968: Frank Pé et l'amour de la nature
« L’écologie est différente de la politique. Elle se base sur l’équilibre, sur la biodiversité, tandis que dans le concept de politique, le pouvoir entre en jeu. Et là où il y a du pouvoir, il ne peut y avoir d’équilibre. »
Ce besoin d’une décroissance durable est partagé par une génération toute entière. Celle qui encore avant 1968 et la naissance des partis écologistes prenait position contre les excès du néo-libéralisme et l’instrumentalisation de la passion écologique. Frank Pé, célèbre dessinateur bruxellois de bandes-dessinées, est un des leurs. Il n’habite plus la ville, mais cela ne l’empêche pas de me rejoindre au café du Centre Belge de la bande dessinée pour me parler de lui et de ses œuvres. Élève de la première génération de dessinateurs de bandes-dessinées belges, parmi lesquels les célèbres Hergé et Franquin – dont le personnage Gaston a été nommé « mascotte des Nations Unies pour l’environnement » – il a fait d’un de ses personnages, Broussaille, le symbole de l’amour pour la nature et pour les animaux, mais sans intentions militantes. « L’écologie est différente de la politique, précise-t-il, l’écologie se base sur l’équilibre, sur la biodiversité, tandis que dans le concept de politique, le pouvoir entre en jeu. Et là où il y a du pouvoir, il ne peut y avoir d’équilibre, plutôt l’inverse. Je n’ai pas d’objectif pédagogique avec mes œuvres, je veux seulement partager ma passion pour l’incroyable créativité présente dans la nature ». Lorsqu’il était petit, il était facile de trouver des endroits verts à Bruxelles, et puis « ils ont commencé à construire sans logique, sans limites. La politique, surtout à partir des années 1980, s’est montrée trop fragile et n’a pas pu faire face à l’avancée du libéralisme, et elle en est devenue complice ». Et cela semble être une caractéristique liée à la ville de Bruxelles. « Le vrai problème ici, c’est le manque de culture, de sensibilité face au concept de patrimoine, ajoute-t-il. En France, la culture a été intégrée dans la politique. En Allemagne, il existe des lois qui disent à un certain moment : « Stop, le ciment s’arrête ici ». Il n’y a pas de limites à Bruxelles. Et la société occidentale toute entière va dans le gouffre, « depuis que Freud a placé l’ego au premier plan, ajoute Frank Pé, justifiant un individualisme qui ne prend pas en compte la communauté ». Une voie vers laquelle se dirige aussi l’art contemporain, « qui ne donne plus forme au sens de la vie, mais s’adresse à une niche intellectuelle, non plus à la société ».
La bande-dessinée belge contemporaine : une autre forme d’engagement
De fait, Frank Pé n’aime pas beaucoup l’art contemporain, ni les nouvelles directions prises par la BD non plus. Des maisons d’édition alternatives telles que Fremok, L’Employé du mois ou La Cinquième Couche repoussent les limites de l’expérimentation linguistique à travers l’image, « en essayant de trouver des façons toujours différentes de raconter une histoire », explique le jeune auteur belge Greg Shaw. Des techniques cinématographiques appliquées à la bande-dessinée (le même Greg Shaw) à l’utilisation de sang animal (Michael Matthys). Mais il y a bel et bien une attention portée à l’environnement. Je le découvre en parlant avec Xavier Lowenthal, artiste et éditeur de La Cinquième Couche, qui compte dans son groupe des personnages du calibre d’Antonio Bertoli et Alejandro Jodorowsky. « Aujourd’hui, un livre dure de 1 à 3 semaines, me dit-il après m’avoir invité dans sa demeure accueillante et désordonnée, tout comme le Nutella ou le sucre. L’industrie demande de produire toujours plus pour vendre toujours plus, tout en réduisant drastiquement le temps qui s’écoule entre production et consommation. Nous (un peu comme toutes les maisons d’édition indépendantes, ndlr) sommes contre la vitesse et pensons qu’un bien culturel doit durer le plus longtemps possible. C’est pour cette raison que nous avons inventé en premier la "mort au pilon" ».
Le « pilon » est une énorme pile de livres destinée à la corbeille. Chaque année pendant une semaine, Xavier et ses collaborateurs revendent ces livres à un prix libre. C’est une initiative intelligente contre le gaspillage. « Nous sommes victimes de la surproduction, ajoute-t-il, c’est la politique qui veut cela. C’est de la faute des libéraux si une ville se transforme en un véritable enfer entre 17 et 18h30. Ils ne peuvent pas renoncer à la voiture ». Existe-t-il une solution ? « Il n’y a rien à faire, me répond-t-il, le capitalisme est trop fort. Monsieur et Madame Tout-le-Monde ne peuvent penser à long terme car ils doivent manger. Ce devrait être aux mêmes politiciens et à ceux qui ont de l’argent de le faire, mais ils sont malheureusement trop ignorants ».
Et il est d’ailleurs certain que cette course d’ânes effrenés est destinée à se terminer. Tôt ou tard.
Cet article fait partie de Green Europe on the ground 2010-2011, la série de reportages réalisés par cafebabel.com sur le développement durable. Pour en savoir plus sur Greeen Europe on the ground.
Photo: ©Diana Duarte; ©courtoisie de Frank Pé, François Schuiten, Luc Schuiten; vidéo: YouTube
Translated from L'altra Bruxelles: viaggio negli eco-sogni dei suoi artisti