L’art numérique : le beau futur de la culture
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L’art numérique, on voit mal de quoi il s’agit, c’est obscur, c’est confus. Pourtant, de toute l’histoire des arts, il s’agit sans doute de celui qui est le plus proche de nos petits usages du quotidien. Et c’est aussi, j’en suis convaincu, celui qui envahira bientôt nos institutions culturelles.
C'est en cours d’Histoire de l’art, que j’entends parler pour la première fois d’art numérique. Et c’est l’image d’une bande d’artistes ésotériques et forcément geek qui me vient à l’esprit. Je n’avais jamais rien croisé de ce type lors de mes nombreuses excursions au musée et en était venu à la conclusion qu’il se résumait à un mouvement éphémère des années 40-80 parmi tant d’autres, l’apanage de quelques allumés has-been. Je ne connaissais alors pas la diversité « des » arts numériques, ni l’actualité des collections des grandes institutions culturelles internationales.
David Hockney, de la barbe à papa et un iPad
Alors que j’épluche les revues de programmation artistique, je remarque que trois des plus grands espaces culturels de Paris ont effectivement mis à l’honneur des oeuvres d’art numérique. Le Palais de Tokyo, avec une carte blanche attribuée à la célèbre artiste française Camille Henrot, la Fondation Louis Vuitton et ses derniers étages consacrés à certaines figures contemporaines de l’art numérique tel que le vidéaste américain Ian Cheng, et enfin le Centre Pompidou qui, dans son exposition sur le peintre anglais David Hockney, a projeté la réalisation d’une oeuvre entièrement réalisée sur iPad.
Le point commun entre ces trois artistes ? L’usage de la vidéo comme médium. Très prompt à tirer des conclusions, c’est un peu taquin que je glisse aussitôt à Clément Thibault, mon professeur d’étude des arts digitaux, quelque chose comme « je ne comprends pas pourquoi, dans le monde des théoriciens de l’art, on est obligé de tout compliquer, pourquoi ne pas juste parler d’art vidéo au lieu d’embrouiller l’esprit avec la notion d’art numérique ? ». Pas démonté pour un sou, il me conseille vivement de m’intéresser à un évènement spécifique pour me faire une « idée plus juste » de ce que sont les arts numériques : la Biennale Némo.
Quelques clics sur Internet m’apprennent qu’il s’agit de la biennale internationale des arts numériques. Pour sa seconde édition, l’évènement fait dans le gras : 6 mois de programmation du 4 octobre 2017 au 18 mars 2018, et 130 rendez-vous dans une cinquantaine de lieux en Île-de-France. Un peu confus face à une telle abondance, je m’oriente d’instinct vers un modèle classique dans un lieu familier : une exposition au Centquatre, dans le 19ème arrondissement de Paris, nommée Les faits du hasard.
Le temps est gris et ma motivation commence à chanceler. Mais très vite, l’ambiance du lieu me happe. Après la traversée du grand hall de l’établissement où se mêlent danse, chant et art du cirque dans une espèce de folle ronde, j’arrive sur le lieu de l’exposition même. Pendant une bonne minute, je crois m’être trompé de chemin. Pour cause, j’ai en face de moi une sorte de machine à barbe à papa géante qui projette en l’air des filaments comestibles. Un peu plus loin, des personnes courent sur une plateforme pour faire jouer les mouvements de bascule d’une grande plateforme. Je jette un coup d’œil au programme, la couverture est plutôt sobre, classique, adaptée à un évènement d’art contemporain. Pourtant, l’ambiance me donne l’impression d’avoir atterri dans un parc d’attraction. « Excusez-moi, c’est bien ici l’exposition Les faits du hasard ? » demande-je à un père de famille. « Vous êtes en plein dedans jeune homme ! ».
En plein dedans, donc. Pourtant, il n’est pas habituel de voir des spectateurs si actifs dans une exposition d’art : on m’avait toujours habitué à un silence contemplatif dans ce type d’endroit. Allant de surprise en surprise, je découvre tantôt un procédé de chorégraphie lumineuse dont la programmation est aléatoire, tantôt une installation de tiges métalliques connectées à une prairie du Minnesota qui simule le ballotement hasardeux du vent. Plus étonnant encore, l’aquaphoneia des artistes multi-disciplinaires Michael Montanaro et Navid Navab qui permet de transmuter, par une série d’opérations, les ondes sonores de la voix en matière aqueuse, puis en air. Vous susurrez une phrase dans un cor, puis vous observez le parcours alchimique autonome allant de l’eau à la vaporisation. Là comme ailleurs, les gens s’amusent, s’égaient, essaient de comprendre les mécanismes de l’œuvre en échangeant entre eux ou en consultant leur smartphone.
L’art numérique n’était donc définitivement pas réductible au format vidéo. Mon prof avait marqué un point. Mais alors, comment le définir ? Difficile de tirer des conclusions générales de ma visite au Centquatre. Trop hétérogène, trop diverse.
Un vrai dada
Séduit par ma précédente expérience, je décide de relancer mon professeur pour en apprendre un peu plus. Il m’apprend que si la première biennale internationale d’art numérique fût inaugurée en 2015, les arts numériques trouvent leur racine près d’un siècle auparavant. À l’origine du mouvement, on trouve notamment les démarches dadaïstes d’un Man Ray ou d’un Marcel Duchamp qui ont créé des systèmes esthétiques combinant différents médiums (collage, dessin, peintures, ready-made...) tout en laissant place à l’aléa - l’exposition du Centquatre ne s’appelait-elle pas Les faits du hasard ? À l’exigence classique d’une maîtrise totale des matériaux devait succéder l’idée d’une marge de « liberté » pour l’oeuvre. L’art numérique avait résolument hérité du mouvement dada l’idée de composer l’oeuvre avec le hasard, et non pas contre lui, en faire un outil d’invention plutôt qu’un problème.
Quand je demande une semaine plus tard à Clément Thibault une date symbolique de l’émergence de l’art numérique, sa réponse est nuancée : « On peut considérer que les scientifiques et artistes intéressés par la cybernétique, sous la coupe de Norbert Wiener, à la fin des années 1940 et au début des années 1950 sont les premiers « artistes numériques » : Nicolas Schöffer, William Grey Walter… et ce même si leurs œuvres étaient analogiques. L’art numérique, dans le champ visuel, est né sans nom, sous la paternité d’ingénieurs comme Ben Laposky, Frieder Nake ou les Bells Labs.
Ce n’est que dans les années 1960, avec le développement des Experiments in Art and Technology, que ces productions quittent la sphère de l’ingénierie stricte pour entrer dans le monde de l’art avec des œuvres mêlant performance, musique, et installation. Entrée fracassante d’ailleurs, puisque ce qui caractérisera vite la démarche des arts numériques, sera une volonté de profonde rupture avec les circuits traditionnels du rapport à l’art. « La technologie et l’art contemporain se sont longtemps tourné le dos, deux circuits de légitimité parallèles se sont formés », poursuit Clément Thibault.
Rupture par la création d’œuvres transmédia tout d’abord, et rupture dans l’idée que l’on se fait de l’artiste. Loin de la vision du génie solitaire à la De Vinci, l’artiste numérique travaille très souvent en compagnie d’équipe de programmeurs ou d’ingénieurs. Troisième élément de rupture : l’interactivité est souvent nécessaire à l’épanouissement de l’œuvre. En effet, qu’aurait été la structure en balance du hall du Centquatre sans la foule d’agités qui modulait son équilibre ? Nombre d’œuvres numériques sont fondées sur l’idée de participation, d’une création dont les potentialités ne se déploient pleinement qu’à l’aide de l’intervention du public. La chose est à tel point répandu que lorsque je questionne Clément sur la spécificité formelle des arts numériques, il me répond du tac-au-tac : « Ce qui distingue le medium numérique des autres (peinture, dessin, sculpture…) c’est d’être responsive, de pouvoir s’adapter à son environnement et au public ».
Un Facebook, un Instagram et même un Périscope de l’art
Dès 1991, grâce au Web, chacun a droit à la parole. Chacun peut avoir accès à la culture, aux savoir-faire. À l’époque, l’une des grandes convictions de l’art numérique est que l’art nouveau doit rompre avec les circuits trop exclusifs, trop réactionnaires des institutions culturelles classiques. C’est pour cela qu’Internet est vite devenu un support artistique, un outil de création, mais aussi un espace d’exposition et de diffusion.
La frontière n’a jamais été aussi poreuse entre public et artiste. L’art numérique utilise la plupart du temps des médiums et instruments connus de tous. « Le numérique est aujourd’hui omniprésent, et il est tout à fait naturel que les artistes l’emploient de manière croissante et que le public y soit très sensible », souligne Clément Thibault. Ainsi a émergé un Instagram art, un Facebook art, et même un Périscope art. Le jeu vidéo, en plein essor, inspire également beaucoup d’artistes tant par l’écosystème de ses univers fictionnels que par ses techniques d’immersion. La réalité virtuelle représente donc aujourd’hui une véritable mine d’or pour les explorations de l’art numérique, et il paraît très probable que dans quelques années nos musées intégreront presque tous des CAVE (Cave Automatic Virtual Environment), des salles entièrement dédiées à la simulation virtuelle.
Cette proximité avec le public se joue à plusieurs niveaux entre art numérique, et fait souvent d’une sortie culturelle une expérience qui sollicite l’ouïe, le toucher, et bien sûr la vue. Ces originalités contrastent clairement avec l’offre culturelle classique de l’art contemporain. Mais elles sont aussi les raisons d’un grand manque de reconnaissance de la part des institutions, des galeries et des collectionneurs. L’art numérique peine à s’intégrer dans ces circuits car il pose de grands problèmes de conservation (les mises à jour de logiciel sont souvent complexes et coûteuses) et de reproductibilité puisqu’une large partie des œuvres est originellement un programme informatique codé. De leurs côté, les artistes ont longtemps rejeté les impératifs institutionnels traditionnels, tout spécialement celui de « l’exclusivité » - un concept qui va totalement à l’encontre du principe fondamental du web 2.0 qui répond plutôt à une logique de partage et de communauté.
Une conquête programmée
Mon professeur m’aurait donc conseillé la Biennale Némo à titre d’extrême exception internationale ? Loin de là. Depuis le début du XXIème siècle l’art numérique séduit nombre d’institutions de renom à travers l’Europe. Entre autres, le Victoria and Albert Museum de Londres, le MEIAC en Espagne ou encore l’iMAL à Bruxelles. Les festivals, de leur côté, prolifèrent : biennale Némo certes, mais aussi Elektra à Montréal, Cinématics à Bruxelles ou encore Transmédiale à Berlin. En 2012 dans le monde, un total de plus de 437 festivals d’arts numériques sont recensés par le Guide des festivals numériques.
Autre signe de sa reconnaissance progressive : en France l’enveloppe budgétaire allouée aux projets a connu une importante augmentation entre 2006 et 2011, passant de 75 000 euros en 2006 à 226 000 euros en 2011. Les écoles supérieures d’art de Cambre, de Bruxelles, de Namur et de Tournai proposent même des formations spécifiques pour apprendre la discipline. Mais si la fonction d’artiste numérique est aujourd’hui reconnue en France par exemple, le nombre de ses représentants reste extrêmement faible comparé aux autres secteurs de l’art : 70 environ en 2013, pour environ 9 058 artistes peintres reconnus par le ministère de la Culture en 2005.
Mais c’est maintenant clair, l’art numérique gagne en légitimité d’année en année et imprègne de plus en plus l’art contemporain. « Aujourd’hui tous les artistes emploient des outils numériques à un moment de leur processus créatif, ne serait-ce que pour leurs recherches. On a beaucoup parlé des peintures sur iPad de David Hockney récemment. Les choses s’hybrident à tel point qu’il est nécessaire de se demander s’il existe un art numérique qui se distingue de l’art contemporain. Certains critiques préfèrent parler du « coefficient numérique de l’art », explique Clément Thibault. En s’inspirant de nos usages quotidiens, l’art numérique parvient en partie à briser la dimension parfois snob des institutions classiques. Démocratisation de l’art ? C'est possible. L’idée d’intégrer les technologies de notre quotidien et d’user de l’interactivité tend à créer chez le visiteur une nouvelle expérience culturelle, plus diversifiée, plus pédagogique, plus chaleureuse. Après tout, il faut bien avouer qu’il y a quelque chose de réjouissant à imaginer l’avenir de l’art comme des immenses machines à barbe à papa. Non ?