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L'anonymat, ou comment survivre en milieu urbain

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Default profile picture Zoé Locher

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Dans le métro, au supermarché, au cinéma... Lorsque l'on habite en ville, on passe plus de temps avec des inconnus qu'avec nos proches. Plus de temps à n'être qu'un visage parmi d'autres. Mais à Berlin, anonymat peut parfois rimer avec intimité. On s'est frayé un chemin dans la foule.

Un banal mercredi soir dans le métro berlinois. Je viens de récupérer une amie à l'aéroport et nous partageons une bière en rattrapant le temps perdu. Un homme entre en trombe dans la rame. Il a tout du sosie de Tarzan, style vestimentaire compris. Il se lance dans une performance pour le moins originale. Il commence par mimer les voyageurs, traverse la rame de long en large et entame une série de tractions et de pompes. Sa démonstration terminée, je commence à l'applaudir… Avant de constater que personne ne réagit autour de moi. C'est bien simple, aucun des passagers ne lui accorde la moindre attention. A la station suivante, il disparaît aussi vite qu'il est arrivé.

C'est que les discussions et rencontres urbaines naissent d'une situation bien précise, souvent exceptionnelle, ou d'un simple hasard. Le reste du temps, il semblerait qu'un mur invisible s'érige entre les habitants d'une même ville. Une « ignorance tacite de l'autre », voilà ce que constate Jules, fidèle usager du métro parisien, auprès de la géographe Marion Tillous. Et cette ignorance mutuelle, la spécialiste l'explique simplement : « Le fait que les distances sont très réduites conduit probablement les voyageurs à s'ignorer pour rendre le contact moins difficile. » Au quotidien, notre voisin de strapontin n'existerait donc même pas.

« S'isoler parmi les autres »

Je me suis demandé à quoi ressemblait le quotidien des Berlinois. Et j'ai le regret de vous annoncer que la vieille rengaine métro-boulot-dodo est loin d'être imagée. Dans la capitale allemande, les gens passent environ 62 minutes par jour dans les transports en commun, l'équivalent de 377 heures par an, soit deux bonnes semaines de vacances. Flippant, vous dites ? Ce n'est pas tout. En 2017, les bus, métros et tramways de Berlin ont été utilisés 19 millions de fois de plus qu'en 2016, engendrant toujours plus de promiscuité entre les citadin.es. Dans de telles conditions, difficile de nouer des liens avec les autres passagers de notre rame de métro. La majorité, rivée à son téléphone, ne remarquerait pas de toute manière mes appels de pied et autres tentatives de communication.

Les notions d'espace privé et d'espace public n'ont jamais été aussi floues qu'aujourd'hui. Ainsi, si l'on n'est jamais complètement chez-soi, tout espace pourrait être chez-nous. Dans les années 80, la spécialiste d'anthropologie urbaine Colette Pétonnet a nommé cette bulle d'intimité la « pellicule protectrice ». Elle explique dans un de ses livres que « l’homme est un animal grégaire qui ressent de temps à autre le besoin d’un moment d’intimité. Or, en ville, il ne lui est guère possible de se soustraire à tant d’yeux, tant de visages, de rapprochements indésirés. Aussi les citadins ont-ils acquis la faculté de s’isoler parmi les autres, de ne rien voir ni entendre, par un réflexe comparable à celui du plongeur qui stoppe sa respiration ». Ainsi, l'anonymat en ville serait nécessaire pour fuir la pression sociale causée par des rapports trop intimes entre les personnes. L'anthropologue va plus loin en affirmant que la dissimulation de notre identité serait la condition même pour rendre la vie urbaine possible, en permettant de mêler proximité et distance.

Un jour, je suis à la bibliothèque et je discute avec Olivia, qui vit à Berlin depuis trois ans. Elle me livre son ressenti sur le quotidien dans une grande ville, sous le regard courroucé d'une femme qui trouve que l'on chuchote un peu trop fort. « Pour moi, c’est vraiment agréable de vivre dans une grande ville où je ne croise pas en permanence des personnes que je connais. Le fait d’être au milieu d’inconnus procure momentanément la liberté d’être soi-même à 100 %, me raconte-t-elle. Bien sûr, je suis heureuse quand je croise des amis par hasard, mais parfois, je n’ai tout simplement pas envie de tomber sur des personnes que je connais peu » Olivia fait une pause, l'air songeur, puis reprend : « Là d’où je viens (de Marseille, 870 000 habitants, ndlr) je ne peux plus retrouver ce sentiment, car je connais déjà "trop" de gens. A long terme, cela pourrait me gêner ».

De nos jours, près des ¾ des Européens vivent en ville. La seule capitale connaissant un déclin démographique ces dernières années demeure Athènes. Et Berlin dans tout ça ? Ses 3,4 millions d'habitants font d'elle la troisième capitale la plus peuplée d'Europe. Chaque année, la ville enregistre des dizaines de milliers de nouveaux arrivants, la plupart âgés de 18 à 30 ans. C'est le cas d'Annika, 22 ans, qui a du rejoindre la capitale pour poursuivre ses études : « Au début, je ne voulais pas du tout venir à Berlin, je me disais que c'était trop grand, trop agité, il y a beaucoup trop de circulation, et puis après deux ans à Paris, j'en avais assez. » Aujourd'hui, la jeune femme semble s'être accommodée à la vie berlinoise et a découvert « la diversité de la ville et son incroyable richesse culturelle. »

« A part "bonjour" et "comment ça va", on n'a jamais rien échangé de plus. »

Pour gérer des densités énormes, l'espace disponible doit être organisé de manière pratique. Or, un espace fonctionnel est avant tout un espace partagé. A Berlin, le phénomène de co-working est en pleine expansion. Selon un article du Berliner Zeitung, le premier espace de ce genre a été fondé en 2005. Une centaine a vu le jour depuis.

Mais le partage de l'espace concerne également notre sphère privée. Aujourd'hui à Berlin, il devient difficile de se loger à un prix raisonnable, les loyers ayant augmenté de 57 % entre 2004 et 2014. La coloc est donc la règle. C'est en tout cas la solution privilégiée par 35 % des étudiant.es allemand.es. En comparaison, les jeunes Français.es ne sont que 15 % à opter pour ce mode de vie. Outre-Rhin, on ne rechigne d'ailleurs pas à partager un appartement avec des inconnu.es. La langue allemande a même un terme qui désigne ces colocations : ce sont les « Zweck-WGs », c'est à dire les « colocations utilitaires ». Mais l'expérience peut être parfois déstabilisante. Trois jours avant d'emménager à Berlin, Sarah trouve in-extremis une place dans une Zweck-Wg. Une fois sur place, la jeune femme tombe des nues : « La personne à qui je louais la chambre m'avait parlé de deux colocs, mais c'est seulement en arrivant que j'ai compris que c'était un couple. A part "bonjour" et "comment ça va", on n'a jamais rien échangé de plus. » Vivre ensemble juste pour une question d'argent, très peu pour elle. Sarah est vite partie s'installer dans une « vraie » colocation.

L'espace partagé, un lieu de communion

Cette division de notre espace, même privé, ne concerne pas seulement Berlin ou l'Allemagne. Dans toute l'Europe, on partage notre voiture avec Blablacar, notre appartement avec AirBnb, ou notre canapé avec Couchsurfing. La solitude physique semble être une denrée rare. Où que l'on aille, où que l'on se rende, l'anonymat nous attend au croisement.

Mais dans ce contexte, le partage de l'espace peut également être vu comme une alternative. L'ancien aéroport nazi Tempelhofer Feld est l'un des lieux les plus emblématiques de Berlin. Fermé en 2008, il a depuis été réinvesti par les Berlinois, qui ont d'ailleurs voté pour que l'espace reste tel quel. Là-bas, on y croise aussi bien joggeurs, amateurs de barbecue que familles en vadrouille. On peut y prier, chanter, faire du vélo ou du frisbee sans être dérangé. Même quelques vendeurs de cannabis se fondent dans la masse. La foule se mêle sans se heurter et une forme de communication silencieuse flotte dans l’air, dissimulée par les regards et les sourires. Les badauds du dimanche respectent l'anonymat et l'intimité des autres, mais semblent partager quelque chose de commun. En 2015, c'est le festival de musique Lollapalooza qui a eu lieu à cet endroit. Les anciens bâtiments, eux, ont été transformés il y a trois ans pour que des réfugiés puissent y habiter.

« En situation d'anonymat parfait, la parole est libre comme l'air, sans attache ni dépositaire. »

Ré-exploiter les lieux vides et les utiliser de manière différente semble ici nourrir le vivre-ensemble. Des espaces comme Tempelhofer Feld sont d'autant plus importants qu'ils sont publics et accessibles à tous, toute classe sociale confondue. Alors, à la question de savoir s'il est possible de mêler anonymat, intimité et sociabilité en ville, après une ballade à Tempelhofer Feld, on serait tenté de répondre oui.

On peut tantôt idéaliser le mode de vie urbain, tantôt le fustiger. Toutefois, il parait difficile d'affirmer qu'anonymat et communication sont définitivement incompatibles. Parfois, la certitude de rester anonyme nous pousse même à nous ouvrir plus que d'ordinaire. Comme le dit Colette Pétonnet, « en situation d'anonymat parfait, la parole est libre comme l'air, sans attache ni dépositaire ».

Comment cela se traduit dans la réalité ? Un jour, alors que je fais du stop sur le bas-côté d'une route de campagne, un homme d'une quarantaine d'années s'arrête et m'offre une place dans sa voiture. Après avoir partagé avec moi les frites qu’il venait d’acheter, il commence sans autre transition à se confier : son travail, ses problèmes de famille, son divorce, sa santé... On échange -beaucoup- pendant près d'une heure, il me dépose et l'on se dit au revoir et merci –lui pour l'avoir écouté et conseillé, moi pour son accueil. Une fois seule, je me rends compte d'une chose : je sais tout de lui. Tout, sauf son prénom et son identité.

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