Lanceurs d'alerte : Rudolf Elmer, l'Inside Man (1/2)
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Commissaire aux comptes, employé d'envergure dans la plus grosse banque suisse de gestion de titres puis gestionnaire à l'Île Maurice... Rien n'obligeait Rudolf Elmer à tout faire péter. Pourtant, en 2009, cet ex-banquier entame, avec Wikileaks, une croisade acharnée contre sa propre industrie. Depuis, il est devenu « l'homme qui voulait détruire le secret bancaire ». Portrait.
David contre Goliath 2.0. C'est peu ou prou l'histoire d'un ancien banquier suisse, Rudolf Elmer, qui poursuit un combat acharné contre le secret bancaire, l'évasion fiscale, la justice zurichoise et « les médias complices ». À quelque jours du « leak du siècle » et des Panama Papers, cette histoire aux allures de thriller était diffusée à Bruxelles, sur grand-écran, grâce au réalisateur David Leloup, qui a suivi la vie mouvementée d'Elmer pendant 7 ans. Le titre du documentaire ? A Leak in Paradise : l'homme qui voulait détruire le secret bancaire.
« L'histoire d'un hold-up permanent »
Selon le FMI, aujourd’hui, ce sont près de 50% des flux financiers qui transitent par les paradis fiscaux. Contre les promesses d’emplois et d’afflux de capitaux, les gouvernements de ces paradis fiscaux font voter aux parlements des lois favorables à l’implantation et à l’essor de l’industrie bancaire offshore. Ces lois, qui garantissent notamment le secret bancaire, ont pour effet direct d’amputer les recettes fiscales de la plupart des autres États mais aussi et surtout de faciliter la corruption, le blanchiment d’argent et la criminalité internationale. Ces acteurs privent chaque année les gouvernements de la planète de quelques 300 milliards d’euros de recettes fiscales.
Dans toute cette affaire, David Leloup a voulu raconter « l’histoire d'un hold-up permanent que nos sociétés subissent par le fait des paradis fiscaux ». En expliquant son choix d’en faire un documentaire : « Le sujet m’a toujours paru théorique, abstrait, intangible et donc relativement difficile à mettre en image. Mais écrire des articles dans la presse que de moins en moins de gens lisent, ce n’est pas le meilleur moyen de sensibiliser [le public] à cette problématique ».
Bande-annonce en anglais de A Leak In Paradise.
Rudolf Elmer est un ancien employé de la banque privée Suisse Julius Bär, le plus grand établissement de gestion de titres du pays. Après quinze ans de service au cœur de l’industrie bancaire, il a choisi de témoigner, à visage découvert et documents à l’appui, sur les mécanismes complexes d’évasion fiscale. « Je voulais montrer tout ceci à la génération de ma fille, à celle de vos lecteurs. Et moi, grâce à mon expérience je peux contribuer à dévoiler, dénoncer tout cela. Je savais que tout ce que j’avais devant les yeux, les autres n’en avaient aucune idée. Ceux qui paient des impôts, paient en réalité pour ceux qui devraient payer ! Et donc je me suis demandé comment faire en sorte que ces manipulations atteignent l’opinion publique mondiale », déroule-t-il.
En 2009 et 2010, il collabore avec les administrations fiscales suisses, allemandes, belges et britanniques pour coincer plusieurs millionnaires fraudeurs. Il parvient à en faire punir certains, à Bruxelles ou à Düsseldorf. Pourtant, souligne David Leloup, le système juridique suisse fait la sourde oreille : « Il y a peut-être eu des suites au niveau du fisc, on n'en sait rien à cause du secret fiscal. Mais au niveau de la justice, apparemment il n’y a jamais eu le moindre procès d’un client suisse de la banque Julius Bär à Grand Cayman » (filiale offshore pour laquelle travaillait Rudolf Elmer et dont il a dévoilé de nombreuses données, ndlr).
Celui qui est ausstôt devenu un lanceur d'alerte doit trouver un autre moyen. « J’ai compris que si je voulais attirer l’attention, je devais d'abord aller à l’étranger, et ensuite, de l’étranger, revenir en Suisse », détaille Elmer. Puis David Leloup raconte : « C’est en janvier 2011 qu’il se retrouve ainsi sous les feux de l’actualité internationale, aux côtés de Julian Assange. À Londres, lors d’une conférence de presse très médiatisée, Rudolf remet au fondateur de Wikileaks deux CD-Rom censés contenir des données bancaires explosives ».
« Je suis bien sûr un grand défenseur de la vie privée, c’est essentiel. Le secret bancaire fait partie de la vie privée mais tel qu’il est utilisé aujourd’hui, il s’agit plus de couvrir des comportements criminels et c’est ce que je veux montrer. C’est une loi qui aide à enfreindre la loi ! », clame l'ex-banquier. La loi, justement, lui aussi est accusé de l’avoir violée. Suite à cette conférence de presse à Londres, le procureur de Zurich place Rudolf Elmer en détention préventive pour violation présumée du secret bancaire suisse. Sans la moindre preuve, sans savoir ce que les CD transmis contenaient. Sur la base de cette supposition, il restera six mois en prison.
Un homme seule face au système
« Le secret bancaire se traduit concrètement dans chacun des cinq piliers de société Suisse », explique David Leloup. Rudolf Elmer a mené un combat contre le « système » tout entier, « les quatre pouvoirs en fait : le pouvoir politique, le pouvoir de contrôle du Parlement, la justice, les médias et en plus de ceux-là, cinquième composante : la société civile suisse. Personne ne lui a tendu la main. Bien au contraire ».
D’abord, le fisc regarde ailleurs. « J’ai transmis les données au fisc suisse, cela n’a rien changé. La commission des impôts a décidé de ne pas analyser les données car elles étaient volées », précise Elmer. Juridiquement, ils n’étaient soi-disant « pas habilités » à intervenir. Il avoue tout de même avoir abusé de son accès aux documents au niveau juridique, mais tient à nuancer : « Je n’ai pas volé ces données puisque j’en étais responsable. Mais les autorités fiscales ont décidé que ces données ne devaient être ni vérifiées, ni exploitées ».
La justice zurichoise, à son tour, joue un drôle de jeu avec Rudolf Elmer. Il nous explique : « En fait je n’ai pas trahi le secret bancaire suisse à proprement parler, j’ai enfreint la Confidentiality Law des Îles Cayman. La cour de justice suisse ne pouvait pas me faire comparaître sur la base du droit cayman mais ils devaient trouver un moyen, quel qu’il soit, pour me condamner. Alors ils m’ont accusé de trahison du secret bancaire suisse ». Même le statut de justiciable du lanceur d’alerte, et ses droits en tant que tel, ont été ignorés alors qu’il a voulu se défendre des détectives privés engagés par la banque et des menaces incessantes à l’encontre de sa famille. « Toutes mes plaintes pour harcèlement ont été rejetées. J’ai donc progressivement pris conscience que les banques et la justice agissaient dans le même sens, presque main dans la main. Je crois que l’on peut parler d’un système moralement corrompu. »
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Retrouvez bientôt la deuxième partie du portrait de l'ex-banquier à la Une du magazine.
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Cet article fait partie d'une série de portraits consacrés aux lanceurs d'alertes en Europe. Avec C'est qui qui leak ?, faites la connaissance des ces hommes de l'ombre qui font la lumière sur les grosses fuites de nos sociétés.
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