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Lanceurs d'alerte : Antoine Deltour, le grand LuxLeaks

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BruxellesSociétéC'est qui qui leak ?

Le procès d’Antoine Deltour, le lanceur d’alerte à l’origine de l’affaire LuxLeaks, s’ouvre mardi 26 avril à Luxembourg. Il risque jusqu’à 10 ans de prison et plusieurs centaines de milliers d’euros d’amende. Portrait d'un homme sur le qui-vive mais sans aucun regret.

Antoine Deltour, parfait inconnu il y a encore quelques années, est devenu célèbre malgré lui suite aux révélations dans l’affaire LuxLeaks, à la fin de l’année 2014. Cette affaire, révélée par le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) a mis en lumière des pratiques fiscales légales mais déloyales du Luxembourg à l’égard des autres États européens pendant des années.

Il s’agissait alors, pour une entreprise implantée en Europe, de s’établir au Luxembourg et d’y intégrer tous ses bénéfices. En vertu d’un accord entre l’État et la société, les impôts dont cette dernière devait s’acquitter étaient très inférieurs à ceux normalement applicables dans les autres pays de l’Union.

Ces révélations ont éclaté alors que Jean-Claude Juncker, ancien premier ministre luxembourgeois, prenait ses fonctions à la présidence de la Commission européenne, et ont donc eu un impact médiatique important. Dans la foulée, la Commission a présenté un plan d’action concernant la fiscalité des entreprises, le 28 janvier dernier.

10 ans de prison et 1 297 500 € d’amende

Si cette affaire permettra peut-être d’harmoniser la fiscalité des entreprises au niveau de l’Union européenne, pour le lanceur d’alerte, Antoine Deltour, elle marque avant tout le début d’une lourde procédure judiciaire à son encontre. Cet ancien employé du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC) de 34 ans, va voir son procès s’ouvrir mardi à Luxembourg et il encoure plusieurs années de prison pour ces révélations.

Il est reproché à ce diplômé d’école de commerce d’avoir dérobé des données sur les « tax rulings », ces fameux montages fiscaux, à son ancien employeur. En 2010, Antoine Deltour démissionne du cabinet PwC. Alors qu’il récupère des documents de formation, il tombe sur des documents qui décrivent ces montages fiscaux, puis les conserve. Quelques mois plus tard, il prend contact avec le journaliste Édouard Perrin, lui aussi inculpé aujourd’hui avec une troisième personne souhaitant rester anonyme. Et en 2014, l’ICIJ publie les résultats de ses enquêtes, sur la base des documents fournis par le lanceur d’alerte.

Pour avoir conservé des documents confidentiels et les avoir transmis à des personnes tierces, Antoine Deltour a été mis en examen pour vol domestique, violation du secret professionnel, vol de secrets d’affaires, intrusion dans un réseau informatique, ainsi que blanchiment et détention de documents. Contacté par email, un de ses avocats, Maître Philippe Penning, nous explique que, pour tous ces chefs d’accusation, son client risque d’un à dix ans de prison, et de 2 752 à 1 297 500 € d’amende. Il est donc très difficile de s’avancer ou de prédire un éventuel impact de la mobilisation collective autour de l’accusé.

Prix du citoyen européen en 2015

Car effectivement, les soutiens autour des trois personnes inculpées, mais tout spécialement d’Antoine Deltour, ont été et sont toujours très importants. Le site http://support-antoine.org répertorie un certain nombre de personnalités et d’organisations ayant affiché leur solidarité avec l’ancien auditeur. On peut y trouver, ATTAC, Oxfam, Les Économistes atterrés ou la LDH, ainsi qu’Edward Snowden, Julian Assange, Daniel Cohn-Bendit, Pascal Lamy ou encore Erri de Luca, pour ne citer qu’eux.

Dernièrement, le Comité de soutien avec Antoine Deltour et Edouard Perrin au Luxembourg a vu le jour. Celui-ci est composé d’activistes, de défenseurs des droits de l’Homme, de journalistes et de juristes luxembourgeois, tous unis pour défendre la cause du lanceur d’alerte et du journaliste de France 2, en raison du « caractère désintéressé » de la démarche d’Antoine Deltour et du droit à l’information.

Selon Maître Philippe Penning, « avec deux comités de soutien en activité et des centaines de personnalités publiques qui le soutiennent, Antoine Deltour n’aurait pas pu espérer mieux ». Romain Deltour, son frère et également membre du comité de soutien, contacté par email, affirme quant à lui que « les soutiens sont impressionnants : plus de 100 000 signataires de la pétition, et une très belle et longue liste de personnalités et d'organisations ! Ce qui marque, c'est la diversité des soutiens qui souligne encore une fois que l'intérêt général de  l'action d'Antoine est largement reconnu ».

De plus, l’ancien employé du cabinet PwC a acquis un certain prestige symbolique pour son action dans les révélations des pratiques fiscales luxembourgeoises. Le 3 juin 2015, il a reçu du Parlement européen le Prix du citoyen européen, parmi 46 autres. Le prix récompense les contributions « à la coopération européenne et à la promotion de valeurs communes ». Il s’agit donc d’un soutien diplomatique de taille.

Antoine Deltour a également été nommé, conjointement avec Edward Snowden et Stéphanie Gibaud (UBS), pour le Prix Sakharov 2015, récompensant les personnes apportant une « contribution exceptionnelle pour la lutte pour les droits de l’Homme dans le Monde ».

« Antoine Deltour n’a aucun regret »

Mais qu’en est-il de l’état d’esprit du principal intéressé, à quelques heures de l’ouverture du procès ? D’après son avocat, il « est partagé entre l’inquiétude d’éventuelles conséquences pour lui et ses proches, et les attentes que doivent avoir tous les lanceurs d’alerte potentiels et tous ceux qui œuvrent pour un monde plus transparent ». 

Odile Delhaye, porte-parole du comité de soutien, affirmait il y a quelques jours sur France Info qu’Antoine Deltour était « serein parce qu'en cohérence avec lui-même ».

Dans tous les cas, peu importe le verdict, l’ancien auditeur a agi « par conviction », comme il l’avait indiqué à Libération en décembre 2014, et n’a pas de regret. Comme nous le rapporte son avocat, « Antoine Deltour ne regrette rien, ses regrets se sont dissipés avec l’impact immense de son geste et les avancées politiques qui s’en sont suivies. Il a agi, mu par sa seule conscience, de façon totalement désintéressée. Et Romain Deltour ajoute qu’ « avec le recul, en considérant le rôle essentiel qu'ont joué les LuxLeaks dans la relance du débat public, et les avancées sur la justice et la transparence fiscales auxquelles ces révélations ont contribué, il ne regrette pas son action, même si la situation est manifestement difficile à vivre pour lui ».

Le procès est par ailleurs l’occasion de se pencher sur le statut des lanceurs d’alerte, pas seulement au Luxembourg mais au sein de l’Union européenne. Contrairement à la campagne médiatique qui est menée depuis le vote, par le Parlement européen, de la directive sur le secret des affaires, Maître Penning est plutôt optimiste concernant ce texte, affirmant que « c’est un pas en avant, mais il faudra suivre la transposition en droit national avec vigilance ». En tout cas, la législation luxembourgeoise est pour l’heure insuffisante, de l’aveu même du ministre de la justice, Félix Braz.

Et à la question de savoir si son client et lui-même attendent du procès une reconnaissance du statut des lanceurs d’alerte, Maître Penning nous répond : « Oui clairement, si ce n’est formellement du moins implicitement. En tout cas un jugement en cohérence avec la condamnation quasi-unanime des "pratiques fiscales inacceptables" et avec la volonté affichée d'une plus grande transparence ».

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Cet article fait partie d'une série de portraits consacrés aux lanceurs d'alertes en Europe. Avec C'est qui qui leak ?, faites la connaissance des ces hommes de l'ombre qui font la lumière sur les grosses fuites de nos sociétés.

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Cet article a été rédigé par la rédaction de cafébabel Bruxelles. Toute appellation d'origine contrôlée.