L'Allemagne et Disney : tout au bout de la langue
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Amélie MarinUne dame de bonne famille a éveillé mon amour de la langue sans que nous n'ayons échangé un mot. Comment Erika Fuchs y est-elle parvenue ? En prenant des largesses avec les textes des bandes dessinées de Disney. Une histoire qui m'amènera de l'étagère de mes parents au premier musée de la BD en Allemagne.
Quand j'étais petit, il y avait deux livres dans la maison familiale : La Coupe du Monde de football de 1974 et La venue du Pape à Osnabrück en 1980. Les deux étaient des livres illustrés. Les deux prenaient la poussière sur l'étagère du meuble de la télé. Je ne peux donc pas dire que j'ai reçu l'amour de la langue en héritage. Je le dois à une dame que je n'ai toutefois jamais rencontrée : Madame Erika Fuchs - docteur es histoire de l'art - vivait à l'autre bout de l'Allemagne avant de décéder en 2005 à Munich, à l'âge de 98 ans. C'est bien plus tard que j'ai compris que c'est elle qui avait refilé au petit Jens le code de bonnes pratiques de la bourgeoisie cultivée du pays...
L'histoire de Mme Fuchs a commencé bien avant ma naissance : en 1951, la docteur es histoire de l'art - alors âgée de 44 ans - reçoit une nouvelle mission : elle doit traduire des histoires illustrées venues des États-Unis - avec des canards et des souris qui parlent comme personnages principaux. Pire encore : les dialogues de ces soi-disant « bandes dessinées » étaient comprimés dans des bulles ! Qui est censé lire cela ? Fuchs doute - mais accepte quand même. Le travail payé se fait rare en ces temps d'après-guerre - surtout pour les femmes, chassées du monde du travail par les hommes de retour de la guerre.
Les « Érikatifs »
La rédactrice en chef débutante de Mickey Mouse ne se soucie guère d'une traduction mot à mot. Le « hamburger » devient chez elle la « soupe au goulasch ». À Donaldville (Duckburg en VO), on se déguise pour le « lundi des roses » (une des fêtes de la période du Carnaval rhénan, ndt) plutôt que pour « Halloween ». Personne n'y comprendrait rien en Allemagne sinon ! Pour les noms de lieux et de boutiques, Fuchs trouve son inspiration dans son environnement proche : Schnarchenreuth, Kleinschloppen et Bobengrün semblent être des noms fictifs, mais existent pourtant vraiment (ce sont des noms de villes, ndlr). Il n'y a guère que celui de Oberkotzau - qui existe réellement - qu'elle transforme en Oberklotzau. Il ne faudrait pas tomber dans la grossièreté (« kotzen » signifiant « vomir », ndt)...
Il y a cependant bien plus important : cette artiste des mots ne se soucie pas du texte original, elle glisse des citations tirées de la littérature et de l'univers musical germophones dans la bouche de Picsou, Donald & Co. « Das leuchtet und sprüht und flackert und brennt. Ein wahres Hexenelement »( « Cela reluit, étincelle, pue et brûle ! C’est un véritable élément de sorcières », traduction de Gérard de Nerval, ndt), fait-elle s'exclamer le diable Donald, en plein délire goethien. Et alors que Riri, Fifi et Loulou, tout sales après avoir joué, échappent à leur oncle qui veut les plonger dans le baquet, ils fanfaronnent en rappelant le serment du Grütli (mythe fondateur de la Suisse, ndt) selon Schiller : « Nous voulons être un seul peuple de frères, et ne nous laver ni dans aucun péril ni dans aucun revers ».
Fuchs change également la manière de parler des personnages : si Donald & Co parlent dans le Donaldville anglais tous le même argot, elle introduit quelques fines nuances dans le Entenhausen germanophone. Le « gros entrepreneur » Picsou s'exprime de manière aussi distinguée, comme on peut attendre d'un monsieur de son âge et de son rang. Les Rapetou palabrent dans le jargon des malfrats berlinois, Riri, Fifi et Loulou dans le langage de jeunes de l'ancienne RFA.
Parmi les marques de fabrique d'Erika, on note l'utilisation abondante d'allitérations (« wo wilde Wogen wüst walten ») et d'inflectives - une forme verbale dans laquelle le verbe est raccourci à son radical et qui connaît une renaissance de nos jours dans le chat sur Internet, *rolleyes*. Cependant, la pianiste des mots n'a pas seulement recours à l'inflectif pour des activités bruyantes (schluck (avaler), knarr (grincer), ächz (craquer)), mais aussi pour celles qui sont silencieuses (grübel (ruminer), zitter (trembler), staun (s'étonner)). Les linguistes parlent aujourd'hui - et ils ne le font plus simplement pour plaisanter - d'« érikatifs ».
Un musée pour Donald Duck - et Schwarzenbach
L'étonnement. C'est l'impression que j'ai en sortant du train régional à Schwarzenbach an der Saale. C'est ici, au milieu de cette pampa de Haute-Francophonie, qu'Erika Fuchs a vécu la plus longue période de sa vie - par amour pour son mari. À la mort de celui-ci dans les années 1980, elle a rapidement déménagé à Munich, bourgade quelque peu plus urbanisée. Malgré tout, les habitants de Schwarzenbach ont consacré un musée à leur citoyenne la plus célèbre. La maison Erika Fuchs a ouvert ses portes l'année dernière et représente le tout premier musée de la bande dessinée d'Allemagne. La construction et la conception ont coûté cinq millions. Une bien belle somme pour une ville de 7 000 habitants, même si la plus grande partie des travaux a pu être financée par des subventions.
Quiconque déambule dans les grandes rues de la petite ville, traversées par les voies ferrées dans la rue August Bebel et dans la Bahnhofsstraße, est gagné par un sentiment : Schwarzenbach a connu des heures plus joyeuses. Pas mal de boutiques laissées à l'abandon, avec ça et là des marchandises jaunies qui me zyeutent à travers les vitrines.
De fait, la région a autrefois été connue pour son industrie. On bossait dans la fonderie de fer, on faisait les soudures des machines (par exemple dans l'usine de poêles de Günter, le mari de Fuchs), on tissait et on cuisait de la porcelaine. Il ne reste plus grand-chose de tout cela. Car certaines branches de production ne sont plus nécessaires de nos jours, et d'autres ont été délocalisées dans des pays produisant pour moins cher. L'implantation de la maison Erika Fuchs est un sursaut opéré pour contrer cette tendance négative. Quelques commerçants indépendants vont même jusqu'à affirmer que cela leur a permis d'exporter leur affaire jusqu'à Donaldville.
Ces visiteurs qui découvrent la bande dessinée...
Entre 15 000 et 20 000 visiteurs à l'année. C'est l'objectif que ce sont fixés les créateurs du projet. Et c'est peut-être un détail pour un projet de cette envergure. « Il ne s'agissait pas de trouver l'endroit idéal pour le premier musée de la bande dessinée d'Allemagne, mais de savoir si le fait d'avoir un tel musée pouvait être une bonne chose pour l'endroit », m'explique la directrice du musée Alexandra Hentschel. Elle est néanmoins fière d'avoir atteint à la mi juin les 19 000 visiteurs - dix mois après l'ouverture de la maison en août 2015. On trouve de nombreux groupes scolaires parmi les invités, mais la majorité des visiteurs a depuis longtemps dépassé l'âge de la puberté. Des paroisses viennent en groupe, la mutualité ouvrière est déjà venue, des entreprises locales aussi dans le cadre d'excursions entre collègues. En bref : il ne s'agit pas que de fans de BD, mais de novices.
Ma première impression en traversant les salles d'exposition ? C'est vide. Agréablement vide, si je m'imagine comme serait une telle attraction hipster à Berlin ou Hambourg - même un jour sur semaine comme c'était le cas pour moi. Un seul groupe de retraités se balade avec moi dans le mini Donaldville reconstitué. Un film d'introduction de dix minutes les a au préalable fait saliver avec les connaissances de base de la bande dessinée. Passage obligé au début de chaque visite, afin d'être en mesure d'apprécier à sa juste valeur le fruit du travail linguistique fourni par Fuchs tout au long de sa vie, m'explique Hentschel. Une vraie réplique à la manière de Disneyland aurait coûté trop cher, poursuit-elle. La solution : un Donaldville accessible en pop-up qui anime à nouveau la 2D de la bande dessinée.
Les personnes plus âgées sont emballées : les curieux lèvent le nez dans l'atelier de l'inventeur Géo Trouvetou, un vieux monsieur enlève ses chaussures pour plonger son pied et sa chaussette dans le bain de louis d'or de Picsou. Mais celui-ci n'est malheureusement pas assez profond pour pouvoir « y farfouiller comme une taupe », mais l'est bien assez pour faire un selfie !
Dès que le groupe de seniors a quitté le coin, je plonge moi-même dedans et m'étire dans ce bain d'or pour faire l'ange. Il y a donc un gros capitaliste qui sommeille en moi.
... et des puristes de la BD
Je suis en bonne compagnie. Il y a même des juges constitutionnels qui ont révélé leur passion pour Donald.
Les donaldistes ne rigolent pas avec Donaldville. Au point de s'intéresser de manière scientifique à l'univers de Donald Duck. Sur des écrans vidéo, des experts tels que Mark Benecke, Andreas Platthaus et Christian Wesseli nous expliquent le système juridique de Donaldville ou dispensent des cours magistraux sur la compréhension des genres et de la religion. Il n'y a d'ailleurs pas si longtemps de cela, les albums de bande dessinée était encore considérés comme « des navets », comme l'explique Hentschel aux visiteurs. Ils se souviennent encore de l'époque à laquelle des magazines renommés comme Der Spiegel désignaient la bande dessinée comme « l'opium de l'éducation ». Alors évidemment, les histoires illustrées n'ont pas eu la vie facile dans la jeune république fédérale. Des parents craignaient l'abrutissement de leurs enfants, des gardiens de la morale autoproclamés appelaient ouvertement à des actions d'autodafés de la « sous-littérature ».
Heureusement, ces temps, où les BD finissaient au bûcher en Allemagne, sont révolus depuis longtemps. C'est pourquoi le parcours d'Erika Fuchs n'est pas raconté sur des panneaux chargés de texte et des photos, mais comme une histoire illustrée. Et tout comme Fuchs faisait déclamer du Goethe et du Schiller à Donald, le dessinateur Simon Schwartz ressort des personnages de Donaldville pour les intégrer à la biographie de Fuchs. Un policier qu'Erika fuit rappelle drôlement le Commissaire Finot. Et quand son père se fâche, il s'envole au sens propre du terme, dans une pose rappelant un certain ogre à plumes.
Mais cette leçon frontale reste heureusement en arrière-plan. Les visiteurs accèdent aux finesses linguistiques de Fuchs par des étapes intéractives et ludiques : des mots monstrueux doivent être décomposés puis réassemblés, on peut s'essayer à traduire soi-même des textes américains et à deviner les auteurs de citations que la traductrice glissait de son propre chef dans l'oeuvre originale. C'est là que se trouve la faille du musée : cette découverte linguistique à travers Donaldville est plus amusante en groupe que seul. Mais on pardonne. Ce qu'on a plus de mal à faire avec la règle la plus énervante du règlement du musée - l'obligation au silence et à la vénération. Alors que je m'apprête à entrer chez moi, j'entends soudain une vieille dame ricaner fort dans la salle d'à côté. « Nous sommes ici dans le musée de la bande dessinée ! », crie-t-elle en continuant de glousser. « On a bien le droit de rire ! »
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Translated from Wie eine Übersetzerin Goethe und Schiller in Disney-Comics schmuggelte