Participate Translate Blank profile picture

"LA" société civile au singulier, un mirage ?

Published on

Panacée universelle ou vaste foire d'empoigne, le concept de société civile mondiale fait régulièrement les frais de qualifications aussi variées que caricaturales... Parler de société civile au singulier permet de donner l'impression utile d'un consensus là où l'incompréhension règne, au risque d'occulter la réalité même recouverte par l'expression.

Une définition contestée

L'histoire du terme "société civile", généralement occultée, est riche d'enseignements. Civile renvoit à civis, le citoyen, à la cité: dans la philosophie anglaise du XVIIIème siècle, ce terme se confondait plus ou moins avec celui d'Etat (civil), par opposition à l'état de nature. Hegel lui fait subir une première restriction: dans la Philosophie du Droit, reprenant la distinction entre droit civil et droit public, il oppose l'état (sphère de l'intérêt public) à la société civile (sphère des intérêts privés, y compris marchands). Cette approche incluant le secteur marchand a d'ailleurs été conservée par les chercheurs anglo-saxons, ce qui est parfaitement compréhensible quand on observe les liens souvent étroits entre ONG et entreprises aux Etats Unis. En Europe, on tend au contraire à opposer marché et société civile en restreignant volontiers ce terme aux ONG. On a donc affaire à une notion multiforme qui garde peu ou prou l'imprégnation de ses différents glissements de sens : ainsi, on souligne souvent le rôle de la société civile dans la formation d'une conscience citoyenne, les détracteurs de la société civile lui reproche souvent l'anarchie provoquée par la rencontre de multiples intérêts individuels à laquelle s'opposerait un ordre étatique plus paisible, etc… le résultat étant que l'on peut débattre à perte de vue sur la société civile sans jamais parler de la même chose.

La diversité: richesse et/ou désordre ?

A de strictes fins pratiques, on peut donc définir la société civile comme "un espace politique dans lequel des associations, groupements, etc, cherchent à modeler tel ou tel aspect de la vie sociale". Rentrent dans cette définition aussi bien les différentes ONG (environnementalistes, développement, défense des droits de l'Homme, etc), les groupes de pression ethniques, les syndicats, les institutions religieuses, les associations de quartier, etc… Malgré cette évidente diversité, nous avons tendance à réduire la société civile aux formes connues en Occident. D'où la floraison d'ONG bidons en Afrique, créées uniquement pour bénéficier d'aides de la part des organismes de développement, parce que c'est la forme de société civile reconnue par ces derniers. Avec des abus. Ainsi en Somalie, où l'on s'est finalement aperçu que les associations de quartiers constituant la société civile étaient dominées par les seigneurs de guerre !

On voudrait, tant les espoirs suscités par la naissante société civile mondiale nous exaltent, que la société civile soit toujours le beau, le bien… Or, si l'on se tient à la définition, Al Qaïda fait aussi partie de la société civile. Accepter cette diversité et ces limites est sans doute le premier pas pour sortir de ce débat stérile où défenseurs et détracteurs de la société civile ont à la fois tort et raison. Oui, la mobilisation des anti-mondialistes a joué un rôle incontestable dans l'échec de l'AMI, à Seattle, la lutte des associations de défense des droits de l'Homme et de l'environnement a constitué un facteur décisif dans la prise en compte des droits de l'Homme et des préoccupations environnementales à l'échelle mondiale… Mais le succès de ces idées repose aussi sur la conjonction d'autres facteurs, et la société civile ne fait pas que du bon non plus.

Une démocratie illusoire?

Et puis, l'idéal d'une société civile enfin mondiale impose de ne pas nous réjouir trop vite: pour l'instant, la formation d'une "opinion publique mondiale" et la participation à "une démocratie mondiale" reste tout de même limitée à une aristocratie associative ayant les moyens financiers et médiatiques de se faire entendre... Or il n'est pas sûr que ACF, Handicap International… aient une légitimité supérieure à celle d'une association humanitaire locale. Il n'est pas non plus sûr que les grosses ONG soient parfaitement représentatives de tout le foisonnement de la société civile mondiale… Mais c'est précisément en s'avouant les limites, les tensions de la société civile actuelle que l'on peut commencer à réfléchir sur les moyens d'y remédier.

Le préalable serait de reconnaître enfin nettement la diversité intrinsèque de la société civile: parler de "réseaux de sociétés civiles" restitue, bien plus qu'un singulier factice, la variété des thèses défendues et les potentialités de dialogue : la richesse du Forum Social Mondial est précisément de n'avoir aucune ligne de conduite, aucun texte de ralliement, d'être un lieu d'échange où chacun peut apporter sa contribution. Et c'est aussi par cette reconnaissance du pluriel que la société civile pourrait devenir un espace de démocratie plus achevé.

L'unité, un leurre pratique

Toutefois, malgré l'évidence, on continue de parler de société civile au singulier. Postuler que la société civile doit précisément être UNE permet en effet de la cantonner dans une "zone grise" décisionnelle pratique. La vieille diplomatie interétatique consacrait l'interlocuteur unique, habilité, légitime, prévisible. Critères largement bousculés, on l'a vu, par les réseaux de société civile. Leur réelle prise en compte dans les prises de décision passerait par un bouleversement complet du système international, auquel, soyons lucides, personne n'est prêt… D'où un dilemme, et tous les discours plus ou moins fumeux sur la gouvernance. Organisations internationales et Etats chantent abondamment les louanges de la société civile quand il s'agit pour eux de jouer l'ouverture et la démocratie. Dans les faits, cela se traduit par le concept d'"ownership" par lesquels la Banque Mondiale a tenté de racheter une vertu aux Plans d'Ajustement Structurel, sans que l'on observe un réel changement dans les faits quant à l'imposition d'un modèle importé. ("il faut que tout change pour que tout reste pareil", c'est bien connu…) Le statut d'observateur au sein des organisations internationales, s'il témoigne aussi d'une certaine ouverture, se révèle de fait réservé aux ONG les plus puissantes (il faut bien trouver des représentants), et s'avère n'avoir aucun poids dans la prise effective des décisions. On sait bien que ces efforts ne sont pas suffisants. Mais continuer d'envisager les relations internationales en se référant au modèle de l'interlocuteur unique, légitime et prévisible, permet , au moins provisoirement, de surseoir un peu au grand chambardement : que la société civile se montre un peu plus gourmande, on lui rappelle son manque d'unité, son manque de légitimité… pour lui dénier toute part plus importante.

Les réseaux de société civile eux mêmes n'échappent pas à cette tentation de l'unité, se proclament artisans "d'UNE opinion publique mondiale", d'UNE société civile mondiale" taillées à la mesure de leurs rêves… et continuent de raisonner dans un cadre de pensée interétatique qui alimente les critiques formulées à leur encontre.

Le concept de "la" société civile au singulier semble être le chant du cygne d'un système de relations internationales interétatiques qui ne veut pas mourir. Les réseaux qui parcourent la société civile bousculent le cadre diplomatique traditionnel, et il est évidemment moins coûteux de tenter de ramener la société civile à une unité factice que de réformer de fond en comble les processus de décision internationaux. Dès lors, le beau consensus autour de la nécessaire prise en compte de "la" société civile ne dissimule en réalité qu'un malentendu, entre les craintes des uns et les idéaux des autres… avec le risque, à terme, de faire de la société civile un espace démocratique fantôme.