La seconde guerre froide
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béatrice martinetIl existe un fil rouge qui relie le débat sur la globalisation d'avant Gènes au scénario global d'après le 11 septembre. La pensée critique est menacée par une dérive sécuritaire.
L'impact de cette guerre sur l'opinion publique est comme le reflux de la mer ; les vagues nivellent le sable tourmenté et foulé au pied de la plage, exactement comme le flux des informations qui a suivi le 11 septembre aplani et submerge le débat sur la globalisation amorcé en juillet dernier. Et ceci d'autant plus que, en terme de marché de l'information, ce débat n'est plus " vendeur " comme avant, parce qu'il apparaît désormais toujours plus dangereux de critiquer un modèle, le modèle occidental, qui, jamais comme aujourd'hui, aurait besoin d'être défendu contre la menace terroriste.
L'intérêt de Gênes résidait moins dans la qualité d'un débat souvent privé de portée idéologique et instrumentalisé (par la Gauche comme par le Vatican), que dans le fait que, après un demi siècle de manichéisme idéologique et une décennie de pensée unique libérale, il redevenait légitime de critiquer le système global.
A cette résurrection de la contestation, s'ajoutait une mobilisation massive, inattendue à l'ère d'Internet, de jeunes générations, majoritairement européennes, qui créait d'excellentes perspectives de débat politique dans le Vieux Continent. Un continent vieilli par la régression de la culture politique (nationale et européenne), mais susceptible d'être rajeuni grâce à une vitalité retrouvée des jeunes générations.
Après le 11 septembre tout semble balayé. Et l'ébauche d'un débat transnational sur le système mondial est seulement un souvenir fané devant ce nauséabond mélange d'esprit " a-critique " qu'est l'anthrax.
Il y a un sérieux risque de dérive sécuritaire : une vague de panique qui atteint l'audience et les sondages et anesthésie les consciences les plus critiques.
Danger auquel nos " sondocraties " télévisuelles risquent de se retrouver particulièrement exposées.
Et cette tendance ne bouleverse pas seulement l'audience médiatique, mais aussi l'arène politique : le succès du mouvement antiglobal avait même induit Lionel Jospin, candidat socialiste à la présidence de la République Française, à la publication d'une étude sur la globalisation. Désormais, l'enjeu du défi électoral français de 2002 risque au contraire de se jouer presque exclusivement sur le thème de la sécurité, nationale et internationale.
Nous sommes en train de retourner à la guerre froide. Une guerre qui refroidi les consciences nous attends, exactement comme furent refroidis les esprits contestataires d'un mai, parisien et un peu global, de ce lointain 1968.
Refroidis par une menace nucléaire de destruction. Par cet équilibre intelligent et non pas fou, atomique en tous cas, qui parvenait à anesthésier la critique.
Alors comme aujourd'hui, devant un ordre mondial menacé, la jeunesse et certains intellectuels doivent s'incliner. Pour la nouvelle pensée critique, la récréation est finie : le moment semble arrivé de céder le pas à la tyrannie de la sécurité. A la dictature du statu quo sur les idées en mouvement.
L'alternative.
Mais la tendance n'est pas irrésistible. Paradoxalement les historiques attentats du 11 septembre n'ont pas encore changé l'histoire ni diffusé tous leurs effets anesthésiants sur les ferments de la masse.
La critique après le 11 septembre, a été certes frappée, mais sûrement pas avortée : ses potentialités restent inaltérées, parce que l'arène médiatique reste disposée à l'accueillir, dès que quelqu'un sera en mesure de la proposer à nouveau d'une façon moins ennuyeuse que cette guerre.
Le problème reste toujours le même : trouver un leadership politique et intellectuel capable de satisfaire le besoin de changement qui s'insinue, menacé et intact, dans l'opinion publique.
Les attentats du 11 septembre ont, seulement en apparence, rendu le travail plus difficile. En effet, la stratégie américaine globale viole ces principes et cette exigence même de justice sans frontières qui avait été propulsée à Gênes. L'important est que l'opinion publique européenne s'en rende compte.
Paradoxalement c'est justement la tragédie humanitaire que les Etats Unis ont subie le 11 septembre, qui constitue pour Washington une extraordinaire opportunité stratégique. Pour la première fois après l'explosion de l'URSS, il y a un ennemi global à combattre, le terrorisme international. Un ennemi caractérisé par une brutalité qui justifie une réponse quantitativement illimitée, et par une omniprésence qui légitime des actions répressives dans tous les endroits de la planète.
C'est dans ce sens que va l'intervention décisive du 10 novembre avec laquelle Georges W. Bush a dépeint, devant l'arène de l'Assemblée de l'ONU, une planète en passe de retomber dans une situation de guerre froide.
Même la terminologie utilisée (" ou avec nous ou contre nous " ou " celle-ci est la lutte du Bien contre le Mal ", et l'appel pour une action conjuguée du " monde libre ") vise à resserrer le filet du consensus international entre les Etats contre les réseaux terroristes, en laissant tomber dans nos esprits un léger rideau de panique.
Les Etats Unis ont choisi d'instrumentaliser le 11 septembre. Leur objectif semble être celui d'en tirer la légitimation d'une stratégie globale tournée vers la chute du régime taliban à court terme, au renversement de Saddam Hussein à moyen terme et au contrôle de l'Asie centrale (et de ses gisements pétroliers) à long terme.
Si ces intentions étaient suivies des faits, il est évident que les relations internationales du 21ème siècle seront fondées sur une éthique internationale du profit, et non du droit international. Qu'il y aura toujours plus d'Etats illégaux (dans le sens où ils ne respectent pas les droits de l'homme) qui seront dédouanés par Washington au nom de l'intérêt stratégique. Que lentement la logique de sécurité s'immiscera dans notre vie en paralysant la critique. En institutionnalisant choc, peur et panique. Et en gaspillant les idées de changement.
Mais, comme dans toutes les stratégies globales contemporaines, le soutien de l'opinion publique sera fondamental. Non seulement celui de l'opinion américaine ou arabe, mais aussi européenne, avec laquelle l'administration républicaine, jusqu'au 11 septembre, avait eu tant de difficultés ( pour la ratification du protocole de Kyoto où le statut de la Cour pénale internationale pour ne rapporter que quelques exemples) et de laquelle, de toute façon, elle ne pourra faire abstraction.
Pour deux raisons : parce que le leadership américain se base sur un consensus au sein d'un Occident dont l'Europe est le berceau historique ; et parce que l'appui politique et surtout la collaboration des services secrets européens reste indispensable pour Washington.
Or ce soutient n'est pas évident. Il n'est pas évident que l'opinion publique européenne accepte de décider de son appui sur la base d'un catégorique ultimatum entre le bien et le mal posé à plusieurs reprises par Bush. Que les européens acceptent le rôle de fidèles téléspectateurs de l'énième show politico-militaire de Washington- à la limite supporté par les troupes de certains Etats européens- sans développer auparavant un réel débat sur la guerre.
Surtout si ce débat se fait européen, dépassant les frontières linguistico-médiatiques. Si, comme il était confusément arrivé avec la globalisation, s'amorce un éclatant débat générationnel sur la guerre. Et si nous participons, avec nos écrans et nos claviers, à CaféBabel.
Translated from La seconda guerra fredda