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« La nef des fous » : un film humain pour un débat serein

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Bruxelles

Jugés irresponsables de leurs actes, ils sont enfermés pour une durée indéterminée à l’annexe psychiatrique de la prison de Forest. Le documentaire « La nef des fous » nous plonge dans le quotidien de ces détenus qui vivent dans une réalité en suspens.

Du 11 au 13 février dernier, la septième édition du festival « Images Mentales » proposait trois jours de projections suivies de tables-rondes et de débats consacrés à la problématique de la santé mentale. Hébergées par le centre culturel de la Vénerie à Watermael-Boitsfort, ces rencontres poursuivent l’objectif d’engendrer un débat collectif où réalisateurs, professionnels de la santé et citoyens peuvent échanger librement. Si au cinéma ou à la télévision, l’image du « fou dangereux » a toujours été largement traitée et médiatisée, la folie n’en demeure pas moins un problème de société souvent méconnu. C’est donc un véritable travail de communication et de déstigmatisation auprès du grand public que souhaite réaliser ce festival. 

Une clôture en apothéose

Le documentaire « La nef des fous » était annoncé comme le film-événement du festival. Tourné au sein de l’annexe psychiatrique de la prison de Forest à Bruxelles, il met le doigt sur une incohérence du droit belge : les personnes condamnées et jugées irresponsables de leurs actes au moment des faits sont envoyées derrière les barreaux. 

Il aura fallu un an de repérage, deux ans de tournage et un an de montage aux deux réalisateurs, Eric d’Agostino et Patrick Lemy, pour mettre en œuvre ces 75 minutes d’humanité brisée, oubliée, mais jamais complètement disparue. L’équipe de psychiatres n’ayant pas voulu apparaître dans le documentaire, les deux hommes ont été obligés de tourner directement dans les cellules, y restant parfois des heures enfermés sans surveillance aux côtés des détenus. En confiance, ces derniers se livrent peu à peu face à la caméra, évoquant leurs parcours, leur impuissance mais surtout leur désespoir.   

Au-delà des problématiques classiques liées à l’incarcération, le propre de ce type d’annexe est de ne pas proposer de vraie réponse, laissant les détenus dans le silence administratif et l’attente. La plupart d’entres eux n’ont aucune idée de leur date de sortie et n’entretiennent que de rares contacts avec l’appareil judiciaire. Jugées ni trop malades pour être internées, ni trop saines pour être libres, ces personnes n’ont pas le sentiment d’être soignées, mais d’être oubliées, mises en marge de la société parce que déclarées inaptes à y vivre. 

« Une fois j’étais psychopathe, une fois psychotique, une fois charismatique » - Patrick

Il y a par exemple Patrick, habitué depuis des années des centres spécialisés. Après une enfance difficile, il développe une addiction au jeu et tombe dans la criminalité pour pouvoir continuer à jouer. Patrick fait partie de ces personnes - 80% des détenus selon les réalisateurs - qui sont prises dans des dispositifs d’exclusion dès l’enfance, victimes de maltraitance ou d’abus sexuels par exemple. La société ne parvenant pas à endiguer ce processus à temps, la prison constitue en quelque sorte l’ultime étape d’un parcours ayant toujours été compliqué.

Il y a aussi Jean-Marc. Accusé par son ex-femme de harcèlements, il se retrouve soudainement en prison puis en annexe psychiatrique. Pour quelques jours puis pour une durée indéterminée. Décidé à livrer « une bataille de tous les jours contre la résignation », sa banalité touche, sa situation effraie : qui décide de la responsabilité d’une personne ou non ? 

Et puis il y a Jacques. Jacques est un détenu modèle. Il met un point d’honneur à continuer à mener une vie normale : il fait le ménage, cuisine, travaille. Plutôt à l’aise dans ce lieu, il raconte son quotidien, lit une lettre de sa fille, l’appelle pour son anniversaire. Sa douceur, son altruisme, sa lucidité questionnent à nouveau les raisons et la pertinence de son internement. Mais soudain, Jacques explique sans détours comment il a arbitrairement tué quelqu’un, se croyant la cible d’un vaste complot. Victime de bouffées délirantes et de crises de paranoïa, Jacques nous ramène brutalement à la question de la maladie, et donc du traitement au sein de l’annexe. Les séances de soin n’étant jamais filmées, le spectateur peut avoir l’impression que les détenus sont aussi des oubliés du système médical. Seule subsiste la fameuse camisole chimique… « Moi j’avale les Tranxènes comme des M&M's » déclare en riant Rédouane.  

« Ce silence, c'est le meilleur hommage qu'on puisse faire au film » - Patrick Lemy

On rit souvent, on écoute, on s’interroge, on s’indigne. Mais « La nef des fous » ne tombe jamais dans le pathos et reste un documentaire juste, formidablement humain. A l’issue de la projection, la salle reste silencieuse, l’émotion est palpable.

Une rencontre-débat est ensuite proposée avec les deux réalisateurs, mais également avec Jean-Marc Baeten, l’un des protagonistes libéré depuis le tournage, et Yves Cartuyvels, juriste et criminologue. Eric d’Agostino et Patrick Lemy ne cachent pas l’impact direct qu’a eu sur eux ce tournage et avouent ne pas en être sortis indemnes. D’ailleurs, le visionnage les replonge une nouvelle fois dans cette dure réalité qu’ils ont pu quitter, eux, alors que d’autres vivent toujours dans cet endroit.

Quand on demande aux réalisateurs si le documentaire correspond aux objectifs qu’ils s’étaient fixés, Patrick Lemy se montre plutôt satisfait du résultat : « on aurait pu faire un film féodal, insoutenable, puant. On est très fiers d’avoir pu en faire un film humain, pour avoir un débat serein ». Et c’est bien un débat serein qui s’ouvre, évoquant l’absence de politique pénitentiaire en Belgique, l'inadéquation de ce type de structures et l’importance de la réinsertion. La conclusion de la soirée porte sur la responsabilité de l’ensemble de la société dans la ségrégation des individus, où celui qui n’est pas comme les autres est souvent mis à l’écart. Les rencontres Images Mentales ont donc réussi leur pari : faire naître un débat collectif et engendrer une véritable réflexion citoyenne et civique sur l’exclusion.