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La mémoire en bande dessinée : Primo Levi d'après Pietro Scarnera

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Cécile Vergnat

Culture

Une étoile tranquille de Pietro Scarnera a remporté le Prix Révélation 2016 au Festival d’Angoulême. C’est une grande surprise pour tout le monde, et avant tout pour son auteur. Sa bande-dessinée est un « portrait sentimental » et respectueux de Primo Levi,  un récit dans une ville de Turin en évolution permanente.

Pietro Scarnera, auteur de bandes dessinées d’origine turinoise mais qui vit et travaille à Bologne, ressemble beaucoup à Primo Levi dont il fait le portrait dans sa dernière bande dessinée, Une étoile tranquille (Alinéa 22) : réservé et d’une extrême gentillesse. Nous avons parlé avec l’auteur de la genèse de son second volume (qui succède  à Journal d’un adieu, ndlr) : du journalisme aux bandes dessinées et du Prix Révélation 2016 qu'il vient tout juste de remporter au Festival  de la Bande Dessinée d'Angoulême.

cafébabel Ton œuvre retrace un portrait sentimental de Primo Levi, mais se concentre surtout sur sa vie publique et sa carrière partagée entre la chimie et l’écriture. Pourquoi cette décision ?

Pietro Scarnera : J’ai lu plusieurs biographies consacrées à  Primo Levi et elles m’ont toujours fait un drôle d’effet. Il s’agit d’ouvrages très volumineux (la biographie la plus complète n’a pas encore été publiée en Italie, elle a été écrite par l’écrivain anglais Ian Thomson, ndlr), qui sont souvent le fruit d’un long travail de recherche. Mais paradoxalement dans ces biographies, on n’a pas l’impression de rencontrer Primo Levi. J’ai donc essayé de faire quelque chose  de totalement différent, une lecture « en diagonale », comme a écrit Marco Belpoliti. Dans Une étoile tranquille, j’ai uniquement utilisé des anecdotes que Primo Levi avait déjà racontées dans ses livres et dans ses interviews. J’ai fait une sorte de collage textuel, en essayant de restituer le Primo Levi que j’ai aimé, celui qui ressort de ses livres. C’est comme si j’avais remis de l’ordre dans la façon dont Primo Levi s’est lui-même raconté. Je pense qu’au fur et à mesure la personne de Primo Levi et le personnage de Primo Levi se confondent, l’homme et l’écrivain. Je ne suis pas très intéressée par sa vie privée, notamment parce que d’après moi, Primo Levi avait déjà écrit ce qu’il y avait d’important à dire sur sa vie. Il était par ailleurs une personne très réservée, et je voulais absolument respecter cela.

cafébabel Qu’est-ce que Primo Levi a à dire aux plus jeunes, aux « fils des fils », pour le dire avec ses mots ?

Pietro Scarnera : Je pense que Les naufragés et les rescapés, est une lecture fondamentale. Il s’agit de son dernier livre,  un essai qui recueille les 40 années d’étude et de réflexion à propos du Lager (la réalité cauchemardesque décrite dans Si c'est un homme, ndlr). Aujourd’hui, la mémoire de l’extermination s’est, dans un certain sens, institutionnalisée. C’est à la fois une bonne chose mais aussi un danger : on risque de tout diviser en noir et blanc, en bons et en méchants. Or Primo Levi nous dit que le danger ne vient pas que de l’extérieur mais aussi de l’intérieur, de nous-mêmes en tant qu’êtres humains. Les nazis n’étaient pas des montres, ils étaient « de la même étoffe que nous ». Ils ont fait semblant de ne pas savoir et de ne pas voir. Ceux qui ne s'y sont pas opposés étaient des personnes comme nous. Il me vient assez naturellement à l’esprit la façon dont nous traitons les migrants : nous ignorons un massacre qui se déroule chaque jour à nos frontières, dans nos mers, et nous étions prêts à construire des structures comme les CIE (Centres d’identification et d’expulsion, ndlr), où tu es détenu non pas parce que tu as commis un crime, mais parce que tu n’as pas de papiers. L’indifférence générale, et dans certains cas la haine, qui entoure les migrants, sont des signes très préoccupants.

cafébabel Quelles différences y'a t’il entre la façon de concevoir une bande dessinée en Italie et en France ? Penses-tu, par exemple, que ton travail aurait également été valorisé de la même façon en Italie ?

Pietro Scarnera : Je suis plutôt satisfait de la façon dont Une étoile tranquille a été accueillie en Italie,  surtout dans les « cercles » qui m’intéressaient : les lecteurs de Primo Levi et les chercheurs sur Primo Levi. La France a un marché plus grand, que je viens en réalité tout juste de découvrir. Je n’étais jamais venu à Paris ! Recevoir le prix m’a fait bien entendu très plaisir, et je n’ai pas encore vraiment réalisé… Mais on ne fait pas un livre de la sorte pour gagner un prix. Je souhaite que ma bande dessinée Une étoile tranquille soit lue, qu’elle touche le plus grand nombre possible de personnes, parce que d’après moi elle dit des choses importantes, qui sont finalement celles qu’a dites Primo Levi.

cafébabel : Auteur, tu as choisi  d’entrer dans le récit en utilisant les  procédés propres à la bande dessinée (comme Maus ou Palestine) mais aussi le journalisme. Tu fais partie de la rédaction de Graphic News. Comment la bande dessinée peut contribuer à informer ?

Pietro Scarnera : C’est ce que nous essayons de découvrir ! Le site Graphic News est né avec une double expérimentation : nous essayons de comprendre ce que l'on peut faire dans le journalisme de bande dessinée et parallèlement ce que l'on peut faire avec la bande dessinée numérique. La bande dessinée possède un langage spécifique, comme le cinéma ou la photographie, et elle peut donner un point de vue différent des choses. Le fait de s’insérer à la première personne dans la narration semble fonctionner, peut-être parce que le dessin, le style de l’auteur, sont déjà des choses très personnelles. Peut-être que dans la bande dessinée, il n’y a pas beaucoup d’espace pour l’objectivité.

cafébabel La ville de Turin a un rôle central dans le récit. Elle n’est pas seulement le fond, mais se révèle être aussi un personnage qui évolue de la ville grise et industrielle à la ville animée d’aujourd’hui. Quel est le rôle de la ville dans le livre ? Qu’est-ce qui te lie à cette ville ?

Pietro Scarnera : Il s’agit de la ville où je suis né et où j’ai en partie grandi. C’est une ville que j’aime beaucoup, notamment parce qu’elle a tellement changé au fil du temps. Comme l’histoire que je raconte dans Une étoile tranquille se déroule de l’après-guerre à nos jours, j’en ai profité pour montrer ce changement. Pour le récit, parler de Turin servait à expliquer le contexte dans lequel Primo Levi évoluait, et servait aussi à comparer les générations qui anime tout le livre : les deux jeunes (dont l’un est mon alter-égo), qui traversent Turin en cherchant les traces de Primo Levi, vont souvent dans les quartiers en banlieue - Lingotto et Mirafiori, où j’ai habité - tandis que la ville du Turin de Primo Levi est celle du centre.

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Lire : Une étoile tranquille de Pietro Scarnera (Les Éditions Rackham/2015)

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Cet article a été rédigé par la rédaction de cafébabel Milano. Toute appellation d'origine contrôlée.

Translated from La memoria a fumetti: Primo Levi secondo Pietro Scarnera